Il y a quelques années de cela, ce commentaire m’aurait fait sauter au plafond de par la joie qu’il m’aurait procurée. Maintenant, il me fait hérisser le poil, car j’ai l’impression qu’il m’informe beaucoup sur la vision qu’a mon interlocuteur du genre féminin. La vérité est que, cela ne veut rien dire, « ne pas être comme les autres filles ». Pourquoi cela me ferait-il plaisir de ne pas être comme les autres filles ? Et surtout, qu’est-ce que cela désigne : « les autres filles » ? Comme si les individus de genre féminin étaient une masse uniforme qui agit d’une même façon, vers un même but. Je ne peux m’empêcher de penser que cela m’en dit long sur comment les femmes, et plus principalement les caractéristiques féminines, sont vues dans notre société.
Plus jeune, quand je voyais encore la vie à travers les lunettes teintées par l’innocence et la naïveté de l’enfance, j’avais moi-même internalisé un rejet inconscient envers les caractéristiques féminines. À l’école, je passais souvent mon temps avec les garçons car je me disais : « de toute façon, je ne m’entends pas avec les filles, elles sont trop superficielles ». Quand mes parents se disputaient, je prenais toujours le côté de mon père, car c’est bien connu, les femmes sont hystériques et s’énervent pour un rien. J’écoutais ce que mes camarades disaient, comme quoi les femmes n’avaient jamais rien inventé, à part peut-être le lave-vaisselle, et je restais de marbre. Je riais aux blagues sexistes. En effet, du haut de mes dix ans, je partageais déjà sur mon mur Facebook des blagues sur les femmes et leur incapacité à bien conduire un véhicule.
Je regardais de loin les femmes qu’on appelle les « féministes » se battre pour leurs droits. Je les voyais à la télévision, par exemple, mais je ne comprenais pas leur combat, et surtout, je ne voulais pas y être associée. Toujours cette peur de paraître hystérique, folle. Cela est sûrement dû au fait que personne ne m’avait vraiment expliqué les inégalités que les femmes vivaient.
Ayant grandi au Maroc, j’avais du mal à comprendre que le fait que la femme soit inégale à l’homme n’était pas acceptable. Pour moi, c’était normal, c’était fait comme cela et puis c’est tout.
C’était normal qu’une femme ne puisse pas sortir sans présence masculine à certaines heures, comme si elle n’existait qu’en étant l’extension d’un homme.
C’était normal qu’une femme ne doive pas s’habiller trop dénudée dans la rue, afin de ne pas provoquer, au mieux le regard désapprobateur des passants, au pire une agression.
C’était normal qu’une femme ait à subir le regard insistant des hommes, les commentaires vulgaires, les sifflements, le fait d’être suivie. Le tout, bien sûr, en prenant garde de bien maintenir les yeux baissés, en priant de ne pas s’attirer des problèmes. Ces commentaires, ces regards lourds et surtout non désirés, laissaient sous-entendre que le corps d’une femme ne lui appartenait pas, qu’il ne représentait qu’un territoire colonisé par le désir impétueux des hommes.
C’était normal que lorsque je demandais à ma grand-mère de m’aider à faire mes exercices de lecture, qu’elle me réponde avec le cœur qui se brise « je ne peux pas ma chérie, on ne m’a jamais appris à lire ».
Au fur et à mesure que j’approchais de l’adolescence, mes yeux, rendus nus face au soleil sans pitié, se retrouvaient graduellement brûlés par la réalité.
Lorsque je suis venue pour la première fois à Montréal, c’était comme si un monde nouveau s’offrait à moi. Comme si j’avais découvert la femme qui vivait par elle-même, pour elle-même. Elle n’était plus la sœur, la mère, la fille d’un homme. Elle existait autrement qu’en étant l’extension d’un homme. Elle était tout simplement un être humain à part entière. Je redécouvrais la femme partout : marchant en short court en pleine ville, ou encore marchant seule dans la rue, en pleine nuit, dans les rues désertes. Je me souviens de façon très limpide lorsque j’ai vu des femmes policières pour la première fois, mais je ne saurais décrire exactement ce que j’ai ressenti : un mélange d’intimidation et d’admiration. Elles avaient l’air autoritaires, fermes, confiantes dans leurs actions. Tous ces attributs que j’avais pendant longtemps associés aux hommes. Cela faisait du bien de se sentir représentée, de voir qu’une femme pouvait être autre chose que ce qu’on m’avait présenté auparavant. J’avais même failli aller leur demander un autographe, avant de me raviser.
Après 5 ans à habiter à Montréal sans retourner au Maroc, je considérais maintenant cette liberté comme étant acquise. J’avais presque oublié ce que vivent les femmes à travers le monde, le Maroc n’étant pas le pays où les conditions de vie féminines sont les pires. J’y étais donc retournée pendant les vacances, sans trop me poser de questions, et c’est là que mes idées se sont encore davantage renforcées. Je me souviens d’un épisode en particulier qui m’a fait replonger dans mes réflexions. Je déjeunais avec mes amies en pleine heure de pointe dans un quartier animé, et nous voulions aller au centre commercial qui se trouvait à une dizaine de minutes de marche. C’est là qu’il y a eu un débat sur quel chemin serait le plus sécuritaire à prendre, celui qui, en tant que femmes, nous attirerait le moins d’ennuis. Je me suis rendue compte qu’à Montréal, je n’avais jamais eu à penser à cela, je n’avais jamais eu à presque devoir vivre cachée, comme une clandestine, comme si j’avais fait quelque chose de mal en étant née femme.
Souvent, quand nous avons de la chance, nous avons l’impression que cette chance est partagée par tout le monde. Quelques fois, perdue dans mes réflexions, il m’arrive de me dire que si j’étais née une ou deux générations plus tôt, ou encore aujourd’hui même, si j’étais née juste la porte à côté, si j’avais été moins chanceuse, le fait que je sois une femme aurait eu un impact tellement plus nuisible.
Quand on me dit que le féminisme est désuet à notre époque, je ne peux m’empêcher de penser à tout ce dont j’ai fait l’expérience, et de réaliser à quel point cette affirmation est fausse.
Le féminisme m’a fait comprendre que ce mot désignait tout simplement l’égalité sociale et légale entre les hommes et les femmes. C’était donc également bénéfique pour les hommes, cela leur permettait, par exemple, de leur donner la parole lorsqu’ils étaient victimes de viol, de leur permettre d’exprimer pleinement leurs émotions sans honte, de mettre moins de pression financière sur eux (fini l’idée comme quoi c’est à eux de tout payer)…
Certains pourraient alors se demander pourquoi ce mouvement, s’il se veut inclusif, s’appelle féminisme? Et bien, c’est parce que comme dit plus haut, ce sont les caractéristiques féminines qui sont mal vues dans notre société. Notons les tirades telles que « tu joues comme une fille », « tu devrais avoir honte, tu t’es fait battre par une fille », « pourquoi est-ce que tu chiales comme une fille ? » pour n’en citer que quelques-unes. De plus, une fille présentant des caractéristiques généralement perçues comme masculines, comme vouloir jouer au soccer, serait beaucoup mieux vue qu’un garçon présentant des caractéristiques généralement perçues comme féminines, comme vouloir faire du ballet.
De plus, le féminisme m’a fait découvrir tellement de femmes incroyables et inspirantes : Simone de Beauvoir, Maya Angelou, Michelle Obama, Yoko Ono, Malala Yousafzai… Il m’a aussi appris à reconnaître la force chez les femmes du quotidien : nos mères, nos grands-mères, nos sœurs, nos amies…
Ce sont ces femmes qui m’ont fait comprendre qu’il ne faudrait plus jamais que je prenne « tu n’es pas comme les autres » comme un compliment, car les autres femmes ne sont pas un groupe duquel je dois me dissocier. Je ne devrais jamais avoir honte d’être comme les autres femmes, car elles ne sont pas mes ennemies ou la concurrence, mais plutôt mes alliées.
Révisé par Eddy Fortier
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