Si la psychologie est une science et une pratique en plein essor depuis les dernières décennies, il va de même de se demander si tel est également le cas en dehors de notre grande bulle occidentale. La perception prédominante de l’état de la psychologie à notre époque reste largement ethnocentrique, si ce n’est d’un effort conscient de s’intéresser à d’autres réalités (Louakima, 2019). Je reviens d’un voyage d’un mois en Tanzanie, où j’étais basée dans le village de Madale, à Dar Es Salaam. J’ai alors travaillé de pairs avec un organisme local dans l’objectif de contribuer autant que possible dans cette courte période à accroitre les connaissances et la sensibilisation dans le domaine de la santé mentale. En plus de maintes visites à domicile dans différents villages, donnant lieu à des discussions en profondeur avec plusieurs individus vivant des difficultés qui leur sont propres, j’ai également donné des présentations dans des écoles et eu des rencontres individuelles à visée thérapeutique. La combinaison de ces expériences m’a donc permis, à travers des témoignages d’enfants, d’adultes et de personnes âgé.e.s, d’accumuler des impressions assez globales sur la perception que pourrait avoir cette population de la psychologie et de la santé mentale. Comme celles-ci sont en forte cohérence avec nombre de recherches portant sur le sujet, s’intéressant par ailleurs à l’Afrique de façon plus générale, il me semble pertinent de s’y pencher.
Malgré que les troubles de santé mentale soient universels, il demeure essentiel d’évaluer la souffrance psychique à l’intérieur de son cadre culturel, l’expression des troubles à caractère émotionnel se distinguant effectivement d’une culture spécifique à une autre (Kastler, 2011). La perception de la psychologie humaine est elle-même variable, de façon qu’une personne issu.e de la culture québécoise souffrant de maux à caractère dépressif les décrira et les exprimera probablement différemment qu’une autre ayant baigné dans une culture africaine. À titre de démonstration, bien qu’il ne s’agiss que d’une observation, la population que j’ai côtoyée à Dar Es Salaam avait largement tendance à décrire des symptômes psychiques de façon somatique, comme des « brûlures au cerveau », ou avait difficilement les mots pour exprimer de tels sentiments. Au-delà des conceptions populaires au niveau individuel, force est de constater que d’un point devue systémique, la branche de la santé mentale représente un maillon extrêmement faible des politiques étatiques de santé dans les pays d’Afrique, comme dans plusieurs des pays en développement (Kastler, 2011). Comment donc tenter d’expliquer certaines des racines de la perception souvent négative de la psychologie, de même que les lacunes observées dans les politiques et les ressources liées à la santé mentale ?
Historiquement, l’émergence de la psychologie en Afrique est intimement liée à la colonisation. Le mot « psychologie » a lui-même été introduit en Afrique subsaharienne par les anciennes puissances coloniales européennes, possiblement de manière à servir les intérêts coloniaux. En Zambie, notamment, la psychologie est née en 1937 dans un contexte de recherche anthropologique britannique, de manière à servir la puissance coloniale (Louakima, 2019). Une idéologie ainsi présente à la fois dans les discours populaires, politiques et scientifiques pouvait en effet alors constituer un outil d’asservissement et d’assimilation du peuple africain, autant par rapport à ses états mentaux qu’à ses comportements (Louakima, 2019 ; Knapen, 1962). La psychologie eurocentrique en Afrique, encore aujourd’hui, peut ainsi contribuer au maintien de l’idéologie de la dépendance africaine à l’Europe, et appuyer l’exploitation du continent africain (Bulban, 1981). Ceci a donc la conséquence malheureuse de donner à la psychologie une facette d’arme intellectuelle de la mission colonisatrice et assimilatrice, qui éloigne de l’importance de cette discipline sous sa forme la plus pure. Sur le plan de l’éducation, le premier cours de psychologie a été donné en Afrique anglophone en 1949 et la discipline a globalement émergé dans les universités de type néocolonial dans les
départements de philosophie, des sciences de l’éducation ou d’anthropologie, avec l’influence des ex-colonialistes et d’enseignant.e.s haïtien.ne.s et locaux.ales (Louakima, 2019). Par contre, quand elle est offerte dans les programmes universitaires, la psychologie demeure une option et est largement perçue comme une science occidentale, ne portant pas de pertinence concrète, en apparence incapable de contribuer positivement aux problèmes économiques qui pèsent lourd sur le territoire (Kastler, 2011). De même, les enseignant.e.s et professionnel.le.s sur le continent africain démontrent une tendance à se former dans des écoles occidentales, leur donnant ainsi un bagage théorique et analytique lui aussi occidental. Bien que cela puisse évidemment leur conférer un avantage d’un point de vue strictement éducationnel, cette formation occidentale, placée dans le contexte de l’Afrique, peut provoquer un écart entre ces professionnel.le.s et la population, les emmenant parfois jusqu’à se comporter comme des étranger.ère.s dans leur propre continent, en plus d’enseigner la psychologie à leurs élèves avec des exemples et des instruments qui ne représentent souvent pas leur réalité (Louakima,
2019). Nombre de travaux de recherche réalisés sur le continent africain, particulièrement en psychologie sociale, démontrent que si leurs thèmes sont propres à ce territoire, les théories, les concepts et les méthodes utilisés sont largement d’inspiration occidentale.
Cependant, le fait de ne pas prendre en compte les particularités culturelles et sociétales dans le processus scientifique est limitatif (Moscovici, 1970), tout comme les différences de mentalités et de traditions peuvent fausser les interprétations nées de l’extérieur. L’héritage colonial ne se termine pas ici. Il permet aussi de contribuer à expliquer l’inadéquation des systèmes de santé mentale, tout comme ceux de santé physique, eux- mêmes issus de la colonisation et calqués sur le modèle occidental. En effet, les caractéristiques de ce modèle peuvent être incompatibles avec les besoins de la population, surtout en raison du manque définitif d’intégration de la médecine traditionnelle au sein du système étatique (Kastler, 2011).
Il est ainsi impossible de parler de psychologie en Afrique en laissant de côté l’importance encore actuelle des tradipraticien.ne.s et de leurs méthodes. Presque tous les pays d’Afrique ont une population dont la conception de la maladie mentale est encore fortement influencée par des croyances traditionnelles en des causes et des remèdes surnaturels (Gureje et Alem, 2000). À deux pôles opposés se trouvent donc une vision traditionnelle de la santé mentale, procurant des résultats qui ne sont pas à rejeter du revers de la main, mais qui sont sans aucun doute difficiles à quantifier ; et une vision occidentalisée ayant une approche plus uniformisée de la santé mentale, partiellement déshumanisée par la recherche de profit des grands groupes pharmaceutiques (Kastler, 2011). Il s’agit d’une coexistence complexe, qui nécessiterait une intégration adaptée réunissant le meilleur des deux mondes. Il a été rendu évident que de laisser entièrement de côté la tradition dans le système de santé présente des problématiques significatives.
Cependant, les croyances traditionnelles, si elles ne sont pas équilibrées par des mesures de santé mentale scientifiques et adaptées aux besoins réels de la population, peuvent aussi conduire à une stigmatisation des personnes atteint.e.s de troubles de santé mentale, ou les rendre davantage réticent.e.s à rechercher les soins les plus appropriés (Gureje, 1996). En outre, la maladie mentale, particulièrement dans le contexte culturel de l’Afrique, nécessite une réadaptation communautaire des personnes en étant affecté.e.s. Historiquement, les sociétés africaines pouvaient en grande partie compter sur les liens familiaux pour apporter des soins aux personnes malades. Cependant, ce modèle se raréfie et risque de continuer à sur cette tendance, alors que l’urbanisation s’accroit et que le système des familles élargies éclate. Évidemment, même dans les communautés traditionnelles, ce ne sont pas toutes les familles qui sont aptes à prendre soin de celleux dans le besoin, ou qui ont la volonté de le faire, ce qui justifie encore davantage le besoin d’une bonne intégration des soins traditionnels et d’un système de santé approprié (Gureje et Alem, 2000).
Cela nous mène finalement à constater et tenter d’expliquer l’état de la psychologie et des politiques de santé mentale en Afrique, à notre époque. Il se trouve que la plupart des pays du continent n’ont pas de politiques ou de plans d’action concrets en matière de santé mentale, un domaine qui n’est simplement pas considérée comme une priorité. (Uznanski et Roos, 1997 ; Okasha et Karam, 1998) En effet, alors que ces états – dans des proportions propres à chacun – continuent de faire face à d’importants problèmes de pauvreté, à une forte prévalence de maladies transmissibles sexuellement et de malnutrition, à une espérance de vie faible, à des services en manque d’effectifs, à une oppression idéologique pouvant mener à une fuite des cerveaux et à de l’instabilité politique, les troubles de santé mentale ne sont simplement pas considérés de façon prioritaire – bien qu’ils figurent parmi les principales causes d’incapacité, autant en Afrique que dans le reste du monde (Louakima, 2019 ; Kastler, 2011 ; Gureje et Alem,
2000). Dans le domaine de la santé spécifiquement, les moyens et les ressources sont largement concentrés sur d’autres maladies, particulièrement le VIH/sida, alors que ces ressources sont déjà insuffisantes (Kastler, 2011). De plus, une des difficultés significatives des pays africains dans les sphères de la politique et de la santé mentale est de fournir des données empiriques pouvant servir de base pour la formulation subséquente de mesures et de politiques appropriées et adaptées à la réalité (Gureje et Alem, 2000). D’un côté, le rôle joué par la médecine traditionnelle dans le traitements des troubles psychologiques rend particulièrement difficile les efforts de recension et le recueil de données représentatives. D’un autre, il est possible d’observer une réticence des personnes aux prises avec un trouble de santé mentale à aller consulter en raison d’une peur d’être stigmatisé.e.s et rejeté.e.s par leur communauté (Kastler, 2011).
Ce portrait global en est un extrêmement complexe. Il est donc d’une importance critique de miser sur une prévention primaire des troubles de santé mentale. Des politiques visant à améliorer les facteurs sociaux de la pauvreté, du chômage, de l’absence de domicile fixe, de l’alcoolisme et de la toxicomanie en général, ainsi que des guerres et des conflits internes auront en effet inévitablement des répercussions positives sur l’état de la santé mentale dans les communautés africaines (Kastler, 2011 ; Gureje et Alem, 2000).
Texte révisé par Sara Anick Hervouet
Bibliographie
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Douglas, J. (2018, 1 er septembre). Rue, Afrique [image en ligne]. Pixabay.
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Knapen, M. T. (1962). L’enfant Mukongo. Louvain: Publications Universitaires.
Louakima, J. (2019). Passé et présent de la psychologie en Afrique subsaharienne.
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Moscovici, S. (1970). Préface à Denise Jodelet, Jean Viet et Philippe Besnard. Dans la
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Uznanski, A., Roos, J. L. (1997). The situation of mental health services of the World
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