Reconstruire son identité à travers le deuil : un processus d’acceptation et d’adaptation – Par Joëlle de la Sablonnière

La question de l’identité règne sur chacune de nos vies et sur notre époque – on s’y intéresse à la fois à travers les lunettes de la psychologie, de la sociologie, de la philosophie et de la politique. Sa quête est aussi individuelle qu’elle est collective, ce qui lui confère une importance omniprésente. L’identité opère tout de même généralement hors du champ de notre conscience, lorsque le contexte lui permet de se présenter comme une évidence. Hors de cette neutralité, les moments de crise, pouvant toucher à diverses sphères de la vie, provoquent des réflexions autour du construit de l’identité (Marc, 2005). De telles remises en question – le chamboulement du soi – peuvent avoir un impact profond sur les individus. Bien qu’il ne soit possible, ni d’ailleurs souhaitable, de conserver une identité immuable tout au long d’une vie, il demeure crucial de la reconstruire : la rendre à la fois flexible et résiliente (Marc, 2005). 

La compréhension du soi requiert une exploration multidimensionnelle touchant à la fois les influences sociales, l’expérience personnelle et l’impact des relations interpersonnelles, particulièrement lors du développement de la personnalité. Il s’agit d’un processus particulièrement important, car l’ampleur de la connaissance de soi peut expliquer pourquoi certaines personnes sont plus susceptibles de surmonter l’adversité de façon adaptée que d’autres. De plus, à mesure que les expériences de vie de chacun.e s’accumulent et se complexifient, la capacité de naviguer la nature changeante de notre réalité propre dépend en partie des fondations de notre identité personnelle et de notre estime de soi. Ainsi, une identité construite sur la base d’une stabilité sécurisante favorise la résilience, alors qu’un historique personnel marqué par le chaos, l’instabilité et des traumatismes rend la personne plus propice à réagir aux épreuves par des élans réactionnaires inadaptés et axés sur la protection du soi. Ces évènements de vie critiques remettent en question la construction et la perception de son identité et provoquent une séparation entre la personne et certaines de ses facettes identitaires (Maccallum et Bryant, 2013). La phrase : « je ne sais plus qui je suis », ou quelconque de ses variations, est alors souvent entendue de la bouche d’une personne soudainement dissocié.e de son identité après un évènement de vie significatif, une maturation émotionnelle ou des remises en question existentielles. Le deuil fait partie intégrante de ces épreuves, qui chamboulent très souvent le rapport à soi-même. L’impact du deuil sur l’identité représente une perte dite secondaire, s’ajoutant à la perte tangible qui occasionne le deuil. Le bouleversement de l’identité apporte une couche de complexité et de profondeur supplémentaire à la perte. Il est d’autant plus essentiel de s’y pencher, car la confusion identitaire reliée au deuil est associée à de plus hauts taux de dépression et de stress post-traumatique (Haley et Williams, 2022).

Plusieurs modèles théoriques reconnus suggèrent que l’ampleur de la détresse ressentie chez les personnes endeuillé.e.s reflète directement le degré auquel la perte a déstabilisé leur sentiment identitaire (Maccallum et Bryant, 2013). Un soi stable et cohérent procure un cadre de référence permettant d’interpréter ses expériences personnelles, ainsi qu’un sentiment de continuité dans le temps. Cependant, le décès est à même de perturber ces fonctions (Conway et Pleydell-Pearce, 2000). L’identité s’en retrouve nécessairement affectée, parfois au point de rendre certaines de ses facettes complètement obsolètes (Prigerson et al., 2009). On pourrait alors entendre la personne concerné.e exprimer qu’une partie d’iel est morte avec la personne défunt.e ; un sentiment qui peut d’ailleurs aussi être ressenti dans le cadre d’un deuil impliquant la fin d’une relation ou un changement de vie majeur. 

Plus concrètement, ce chamboulement identitaire et cette sensation d’avoir perdu une partie de soi font partie des critères caractérisant un concept nouvellement introduit dans le DSM-5 : le trouble du deuil prolongé (ou deuil compliqué) (Bellet et al., 2021). Chez la population générale, la perte d’un.e proche provoque sans équivoque une détresse importante, mais près de 7 % des adultes endeuillé.e.s peinent à s’ajuster à leur nouvelle réalité et expérimentent un processus de deuil qui persiste dans son intensité et dans le temps (Kersting et al., 2011). Plusieurs facteurs permettent d’expliquer cette complication dans l’expérience universelle du deuil, notamment un fort sentiment de culpabilité et des comportements évitants (Shear et al., 2007). En revanche, l’élément clé est le degré auquel le ou la défunt.e reste au cœur du sentiment identitaire de la personne endeuillé.e (Maccullum et Bryant, 2013). Ainsi, chez celles et ceux qui présentent une identité fusionnée avec la personne défunt.e, les objectifs de vie et les activités quotidiennes deviennent souvent incompatibles avec sa nouvelle absence. De plus, les souvenirs autobiographiques concernant la personne décédé.e ont tendance à dominer leur esprit, ce qui limite l’accès à d’autres souvenirs et, par le fait même, la capacité de construire une perception de soi qui ne l’implique plus de manière aussi centrale ou rigide (Bellet et al., 2021). 

Cela étant dit, le décès – et la perte de façon plus générale – est un élément inévitable de l’expérience humaine. La question est donc de favoriser une saine guérison à travers le processus de deuil en préservant une identité unifiée, plutôt qu’en évitant la souffrance induite par la perte en elle-même. Il n’existe pas de solution facile et automatique au rétablissement ; l’objectif n’est surtout pas de précipiter cette expérience, à la fois complexe et profonde. À travers une ambiance d’autocompassion, une première chose à garder en tête est que son identité ne sera plus jamais identique à celle d’avant la perte. Comme pour une panoplie d’éléments faisant partie du deuil, il n’est tout simplement pas possible de revenir en arrière. Faire progressivement la paix avec la nature changeante de sa réalité et de son identité est essentiel au regain d’un sentiment identitaire qui ait du sens. Bien qu’il soit naturel d’être réticent.e au changement et de le voir d’un mauvais œil – un sentiment par ailleurs nourri par nos perpétuelles attentes de ce qu’on devrait être et de ce à quoi notre vie devrait avoir l’air – une nouvelle réalité n’est pas nécessairement que mauvaise. La perte d’un être cher peut certes demeurer une grande source de peine, qui ne se dissipera dans certains cas jamais complètement, mais ceci n’implique pas que d’autres sources de joie et de sens ne puissent se présenter et doucement devenir des parties intégrantes de l’identité. Il est d’ailleurs d’autant plus important de combattre le mythe de la nécessité de complètement laisser aller le passé : il est tout à fait possible et sain d’intégrer une partie du passé dans son présent (Haley et Williams, 2022). En d’autres mots, tout comme il est souhaitable de ne pas se laisser envahir à long terme par le deuil, il l’est tout autant de ne pas entièrement refouler la réalité de la perte et de couper toute connexion avec le souvenir de la personne défunt.e. Un équilibre est essentiel entre l’ouverture à l’expérience émotionnelle entourant le deuil et la capacité d’avancer avec ce bagage – plutôt que malgré celui-ci. La reconstruction de l’identité se fait à travers l’acceptation et permet ensuite l’adaptation. En apportant certains éléments du passé, en reconnaissant que d’autres ne seront plus jamais les mêmes et en établissant de nouvelles facettes de soi à partir de ses fondements, il est possible de favoriser la guérison et la reconstruction d’une identité unifiée. 

Note : naviguer la perte d’un.e proche n’est pas un processus qui demande à se faire seul.e. Plusieurs ressources existent pour accompagner les personnes endeuillé.e.s, dont la ligne d’écoute gratuite de Tel-Écoute/Tel-Aînés (1 888 LE DEUIL ; 1 888 533 3845). N’hésitez pas à recourir à une aide professionnelle si le besoin se présente. 

Texte révisé par Jade Routhier

Références

Bellet, B. W., Leblanc, N. J., Nizzi, M.-C., Carter, M. L., van der Does, F. H. S., Peters, 

J., Robinaugh, D. J. et McNally, R. J. (2021). Identity Confusion in Complicated Grief: A Closer Look. Journal of Abnormal Psychology, 129(4), 397–407. https://doi.org/10.1037/abn0000520

Conway, M. A. et Pleydell-Pearce, C. W. (2000). The construction of autobiographical 

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Guillem, A. (2019). Homme seul sur une balançoire regardant le siège vide [image en 

ligne]. iStock. https://www.istockphoto.com/fr/photo/homme-seul-sur-une-balan%C3%A7oire-regardant-le-si%C3%A8ge-vide-gm1132312676-300123830?phrase=deuil

Haley, E. et Williams, L. (2022). What’s your grief? (1ère éd.). Quirk Books. 

Kersting, A., Brahler, E., Glaesmer, H. et Wagner, B. (2011). Prevalence of complicated 

grief in a representative population-based sample. Journal of Affective Disorders131, 339–343. https://doi.org/10.1016/j.jad.2010.11.032

Maccallum, F. et Bryant, R. A. (2013). A Cognitive Attachment Model of prolonged 

grief: Integrating attachments, memory, and identity. Clinical Psychology Review, 33, 713-727. https://doi.org/10.1016/j.cpr.2013.05.001

Marc, E. (2005). Psychologie de l’identité ; soi et le groupe (1ère éd.). Dunod. 

Prigerson, H. G., Horowitz, M. J., Jacobs, S. C., Parkes, C. M., Aslan, M., Goodkin, K., 

Raphael, B., Marwit, S. J., Wortman, C., Neimeyer, R. A., Bonanno, G., Block, S. D., Kissane, D., Boelen, P., Maercker, A., Litz, B. T., Johnson, J. G., First, M. B. et Maciejewski, P. K. (2009). Prolonged grief disorder: Psychometric validation of criteria proposed for DSM-V and ICD-11. PLoS Medicine, 6. https://doi.org/10.1371/journal.pmed.1000121 

Shear, K., Monk, T., Houck, P., Melhem, N., Frank, E., Reynolds, C. et Sillowash, R. (2007). An attachment-based model of complicated grief including the role of avoidance. European Archives of Psychiatry and Clinical Neuroscience257, 453–461. https://doi.org/10.1007/s00406-007-0745-z


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