La synesthésie : Quand le cerveau mélange les sens – Par Yifang Fang

« A noir, E blanc, I rouge, U vert, 0 bleu » (Hupé, 2012). Il s’agit du premier vers du fameux poème Voyelles d’Arthur Rimbaud publié en 1883. Non seulement s’agit-il d’un vers d’un poème, il s’agit aussi d’un exemple parfait pour décrire un phénomène nommé la synesthésie. Celle-ci se définit comme un phénomène qui consiste en un liage sensoriel inhabituel, dans lequel certains stimuli évoquent automatiquement une perception additionnelle (Caspar et Kolinsky, 2013). Dans le vers du poème, Rimbaud fait des associations synesthésiques entre les lettres et les couleurs où il perçoit des expériences colorées lors de la lecture de lettres imprimées en noir. Il est à noter qu’il n’y a pas consensus si Rimbaud était réellement «synesthète». Certain.e.s pensent qu’il a lu sur le phénomène dans le dictionnaire médical de Littré en 1865 et s’en est inspiré (Hupé, 2012). Le premier cas documenté sur la synesthésie est Georg Sachs, médecin bavarois, qui publie en 1812 une dissertation concernant son albinisme (une absence ou insuffisance de production de la mélanine), mais décrit qu’il voit de la couleur pour la musique ou les symboles (Jewanski et al., 2009).

Jusqu’à 4% de la population générale pourrait être touchée par la synesthésie sous une ou plusieurs formes (Broucker, 2013). Il existe plus de 60 types de synesthésie (Caspar et Kolinsky, 2013). Celles les plus étudiées et les plus communes sont de type graphème-couleur, d’audition coloré et de séquences spatialisées. Environ 64% de la population synesthésique est de type graphème-couleur (Caspar et Kolinsky, 2013). Comme dans l’exemple avec le poème de Rimbaud, dans cette forme de synesthésie, les lettres et les chiffres vont évoquer une couleur. La synesthésie de type audition colorée touche environ 15% des synesthètes (Caspar et Kolinsky, 2013). Les personnes avec cette synesthésie vont rapporter des expériences colorées lors de l’écoute d’un son. Le son peut provenir d’une note de musique ou du son d’une langue. Finalement, la synesthésie de type séquence spatialisée touche environ de 10 à 15% des synesthètes (Caspar et Kolinsky, 2013). Les synesthètes vont percevoir des séquences ordinales dans une disposition spatiale. Par exemple, dans une disposition horizontale, des nombres plus petits vont être à gauche tandis que les nombres plus grands seront à droite.

Différentes explications s’offrent pour expliquer l’origine de la synesthésie. D’abord, on pense qu’il y a présence de facteurs génétiques. La prévalence de la synesthésie est plus importante au sein d’une même famille. Un cas célèbre est celui de l’écrivain Vladimir Nabokov où lui-même, sa mère, sa femme et son fils sont tou.te.s synesthètes. La lettre M était mauve pour son fils, bleu pour sa femme et rose pour l’écrivain (Caspar et Kolinsky, 2013). Ensuite, il y a l’explication provenant des facteurs anatomo-fonctionnels. La théorie de l’activation croisée est une hypothèse soutenue pour les synesthésies graphème-couleur (Broucker, 2013). Selon cette théorie, les activations synesthésiques sont dues à une activation concomitante et conjointe entre les aires cérébrales V4-V8 et du gyrus fusiforme sous-tendant la perception des graphèmes et des couleurs (Broucker, 2013). Un élagage périnatal incomplet entre les connexions neuronales pourrait expliquer cette activation croisée. L’élagage est une étape normale de la maturation du cerveau où certaines connexions qui sont peu utilisées vont être supprimées (Caspar et Kolinsky, 2013). Chez les synesthètes, on pense que ces connexions n’ont pas été supprimées. Finalement, il y a les facteurs environnementaux. Plusieurs études ont démontré que les associations entre graphèmes et couleurs ne sont pas complètement aléatoires que ce soit chez les synesthètes ou chez les non-synesthètes. Par exemple, la première lettre du nom d’une couleur semblerait exercer une influence sur le choix donné. Une étude a trouvé que 36% des participant.e.s associent la lettre R au rouge, 45% associent le Y au jaune (« yellow » en anglais) et 31% associent le B pour bleu (Caspar et Kolinsky, 2013). Cependant, cette hypothèse demeure insuffisante, puisqu’il y a des exceptions comme la lettre O pour orange (Caspar et Kolinsky, 2013). Une deuxième hypothèse est que les associations entre graphèmes et couleurs reflètent des expériences communes. Une étude a examiné un livre avec des lettres et des chiffres colorés sur des enfants synesthètes et la conclusion fut que l’expérience commune du livre peut exercer une influence sur ces enfants (Caspar et Kolinsky, 2013). Cependant, cette influence n’explique qu’en partie leur expérience.

En conclusion, la synesthésie est un phénomène où certains stimuli peuvent évoquer des sens additionnels. Il existe plusieurs types de synesthésie et diverses hypothèses essayant d’expliquer son origine.

Texte révisé par Amélie Brousseau

Références

Broucker, T. (2013). Synesthésies, un monde sensoriel augmenté : phénoménologie et revue de la littérature. ScienceDirect, 169, p.328-334. https://doi.org/10.1016/j.neurol.2012.09.016 

Caspar, E et Kolinsky, R. (2013). Revue d’un phénomène étrange : la synesthésie. CAIRN :INFO, 113, p.629-666. https://www.cairn.info/revue-l-annee-psychologique1-2013-4-page-629.htm?fbclid=IwAR2rRcxPmMss2oyAbif4xXtgaHNOl9rnu1Uk7vPqdl0RPNa1SaADpuJYSkA 

Geralt. (2018). Éducation, Alphabet, L’école. [lettres, couleur]. pixabay. https://pixabay.com/fr/illustrations/%C3%A9ducation-alphabet-l%C3%A9cole-3704026/ 

Hupé, J. (2012). Les synesthésies : à chacun ses illusions. Cerveau&Psycho, 12, p.88-93. https://cerco.cnrs.fr/pagesp/jmh/Hupe_CerveauPsychoNov2012.pdf 

Jewanski, J., Day, S. et Ward, J. (2009). A Colorful Albino: The First Documented Case of Synaesthesia, by Georg Tobias Ludwig Sachs in 1812. Taylor&Francis Online, 18, p.293-303. https://doi.org/10.1080/09647040802431946


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