La neuroscience cognitive pour expliquer la beauté – Par Florence Henault

Au quotidien, nous recourrons à nos sens pour nous permettre d’évaluer notre environnement et d’interagir avec ce dernier. Nécessairement, nous utilisons notre système perceptif, sans quoi nous ne serions pas en mesure de procéder à l’analyse des informations captées par nos récepteurs sensoriels. Ainsi, la perception est essentielle à notre expérience de la vie. Or, elle implique entre autres une notion plus floue et très subjective : l’esthétique. Qu’est-ce qui fait en sorte qu’on puisse trouver une chose « belle » ? Tout d’abord, il faut définir l’esthétique. Commençons avec l’étymologie du mot, qui a été emprunté à la fois du grec et du latin. D’une part, en latin, aesthetica signifie « science du beau ». D’autre part, il provient aussi du grec aisthêtikos, qui veut dire « qui peut être perçu par les sens » (Dictionnaire de l’Académie française, s. d.). Nous pouvons donc voir, à travers les origines du mot, les deux thématiques discutées plus haut : le « beau » et la perception sensorielle. Mais quel est véritablement le lien unissant les deux? C’est ce que plusieurs chercheur.euse.s ont tenté d’expliquer dans les derniers siècles.

Pour commencer, Gustav Fechner, reconnu pour ses travaux en psychophysique au XIXe siècle, s’est penché sur la question en introduisant la première recherche portant sur l’esthétique empirique (Brielmann, s. d.). Ce domaine porte notamment sur l’étude de la perception de l’esthétique et la création d’objets d’art qui plaisent au public (Encyclopédie Britannica, 2023). Émergeant à peu près en même temps que la psychologie empirique, une grande attention est portée sur la manipulation de stimuli et la collecte de données par observation. Dans les décennies suivantes, cette branche de la psychologie continue d’évoluer, mais passe quelque peu inaperçue. Du moins, l’esthétique ne devient pas tout de suite un sujet de recherche « tendance » en psychologie (Brielmann, s. d.).

En vérité, c’est plutôt vers la fin des années 1990 que la recherche sur la perception de l’esthétique arrive à l’apogée de sa popularité (Brielmann, s. d.). La fin du règne du béhaviorisme, où les processus cognitifs étaient complètement ignorés, et le développement des technologies d’imagerie cérébrale mènent à la naissance d’un intérêt particulier pour les phénomènes cognitifs à la source du comportement humain (Goldstein, 2019). 

C’est donc un peu plus tard, dans le début des années 2000, que naît le domaine qui nous intéresse dans le cadre de cet article : la neuroesthétique (Marin, 2015). En quoi cette science à l’intersection de l’esthétique empirique, de la neurophysiologie des sens et de la psychophysiologie consiste-t-elle concrètement?  Globalement, elle se concentre sur les «  ‘‘bases neurales’’ des processus cognitifs et affectifs qui entrent en jeu lorsqu’un individu aborde de manière ‘‘esthétique ou artistique’’ une œuvre d’art, un objet quelconque ou un phénomène naturel » (Nadal et Pearce, 2011, Chatterjee, 2010, cités dans Vidal, 2011). On porte donc une attention particulière à la complexité neurale qui compose notre perception de la « beauté » tout en se basant sur une question primordiale : Existe-t-il « un fondement   ‘‘objectif, biologique’’ de l’expérience de la beauté dans l’art, ou [est-elle] entièrement subjective » (Di Dio et al., 2007, cité dans Vidal, 2011) ? 

Même si le but de cet article n’est pas de trouver la réponse à cette question, car les neuroscientifiques sont dans les débuts de leurs découvertes, quelques-unes d’entre elles ont pu faire avancer le domaine. À la suite de nombreuses observations, les réponses neurales à l’esthétique ont été classées en trois catégories : « sens et motricité », « émotion et valorisation », puis « connaissance et signification » (Chatterjee et Cardilo, 2021). La réponse « émotion et valorisation », comme son nom l’indique, porte sur les émotions perçues lors de l’exposition à une œuvre d’art (Chatterjee et Cardilo, 2021). C’est cette réponse spécifiquement qui déterminera le jugement porté sur l’objet d’intérêt, en se basant sur les deux autres (Chatterjee, Coburn et Weinberger, 2021). La réponse « connaissance et signification », quant à elle, se concentre sur l’association entre nos expériences et savoirs personnels et la production artistique à laquelle nous sommes exposé.e.s. Il a été démontré que nous réagissons plus fortement à des œuvres que nous percevons comme « authentiques », c’est-à-dire dans lesquelles on peut discerner de l’humanité, et que cette réaction est issue de notre système de récompense. Cela prouve clairement que notre perception d’une chose « belle » est déterminée, dans une certaine mesure, par une satisfaction (Chatterjee et Cardilo, 2021). Pour mieux illustrer la réponse « sens et motricité » qui semble un peu plus nébuleuse, prenons l’exemple d’une toile du célèbre artiste peintre Vincent Van Gogh. La Nuit étoilée, cette fameuse peinture aux multiples teintes de bleu, montre un aspect artistique typique du coup de pinceau de Van Gogh : des spirales et des centaines de traits. En la regardant, on peut tout de suite percevoir un certain mouvement dans la toile, ce qui contribue à notre appréciation de celle-ci. En réalité, c’est parce que nos zones cérébrales associées au mouvement visuel sont activées même s’il ne s’agit pas d’un vrai mouvement à proprement parler (Chatterjee et Cardilo, 2021)! Dans le même ordre d’idées, regarder une toile dans laquelle se produit une action quelconque active certaines parties de notre système moteur (Chatterjee et Cardilo, 2021). Ce dernier phénomène serait expliqué par l’activité de nos neurones miroirs, qui répondent autant lorsque nous effectuons un mouvement que lors de la perception d’un mouvement effectué par quelqu’un d’autre (Bear et al., 2016). Ainsi, il a été déduit par les chercheur.euse.s que cet « engagement moteur » pourrait directement faire partie de notre réaction empathique à l’art (Chatterjee et Cardilo, 2021). 

La neuroesthétique est une science vaste. Elle peut porter autant sur la peinture, la littérature et la sculpture que sur la danse et le chant, voire les objets du quotidien, ce qui l’enrichit grandement. Depuis son avènement, diverses recherches ont été publiées. Voici un exemple concernant l’architecture. Une étude proposant 240 « scènes architecturales » à des participant.e.s a montré qu’ils.elles avaient tous une préférence pour des composantes architecturales naturelles (Chatterjee, Coburn et Weinberger, 2021). Ainsi, on pourrait suggérer que la perception de l’esthétique de l’architecture repose sur la ressemblance avec la nature, qui semble être un facteur d’appréciation commun à une majorité de cultures (Chang et al., 2020, cité dans Chatterjee, Coburn et Weinberger, 2021). D’abord, l’ajout d’éléments naturels comme des plantes, des fontaines ou de grandes fenêtres donnant sur un environnement naturel luxuriant pourrait contribuer à une perception positive de l’architecture (Chatterjee, Coburn et Weinberger, 2021). Une autre vision de l’incorporation de la nature, cette fois de manière implicite, a été étudiée. Lorsqu’on parle d’éléments naturels « implicites », on peut faire référence à des « patterns » plutôt qu’à des ajouts concrets. Ici, on parle de détails visuels comme la luminosité, le contraste, l’ouverture de l’espace et des motifs répétitifs rappelant des composantes naturelles comme le feu, les vagues et les montagnes (Chatterjee, Coburn et Weinberger, 2021). De nombreux.euses neuroscientifiques sont d’avis que l’ensemble de ces préférences auraient une explication d’ordre évolutif en se basant sur l’hypothèse de la biophilie émise en 1993 par Ulrich et ses collègues. Selon celle-ci, les humains des siècles et millénaires précédents auraient constamment fait face à des sources de stress et de menace dans leur environnement. Pour s’éloigner de ces dernières, ils.elles se seraient réfugié.e.s dans des lieux chaleureux, calmes et spacieux. Ainsi, c’est en percevant ces éléments dans les architectures actuelles qu’on retrouverait ce sentiment de sécurité ou une certaine beauté (Chatterjee, Coburn et Weinberger, 2021).

Bref, la neuroesthétique est une branche peu connue des neurosciences cognitives. Pourtant, il s’agit d’un domaine riche et diversifié, mais surtout en constante expansion. Les recherches menées sur les réponses de notre cerveau face à plusieurs sortes d’art nous permettent d’en apprendre davantage sur les fondements de nos comportements et nos jugements d’appréciation, ce qui contribue grandement à notre compréhension de la cognition humaine.

Texte révisé par Alexanne Brulé

Références

Bear, M.F., Connors, B. W. et Paradiso, M.A. (2016). Neurosciences : à la découverte du cerveau. 4ème édition. A. Nieoullon (Tr.). Éditions Pradel. 988 p. 

Brielmann, A. (s. d.). Esthétique empirique. Internet Encyclopedia of Philosophy. https://iep.utm.edu/empirical-aesthetics/

Chatterjee, V. et Cardilo, E. (2021, 18 novembre). Brain, Beauty & Art : Essays Bringing Neuroaesthetics into Focus. Oxford University Press. https://doi.org/10.1093/oso/9780197513620.001.0001

Chatterjee, V., Coburn, A. et Weinberger, A. (2021, 27 août). The neuroaesthetics of architectural spaces. Cognitive processing, 22, p. 115-120. https://link.springer.com/article/10.1007/s10339-021-01043-4 

Esthétique. Dans Dictionnaire de l’Académie française en ligne. https://www.dictionnaire- academie.fr/article/A9E2723#:~:text=Emprunt%C3%A9%20du%20latin%20phil osophique%20aesthetica,%C3%AAtre%20per%C3%A7u%20par%20les%20sens %20%C2%BB. 

Goldstein, E.B. (2019). Cognitive Psychology, Connecting mind, research and everyday experience (5th edition). Cengage Learning. 493 p. 

Gustav Fechner. (2023, 14 novembre). Dans Encyclopedia Britannica. https://www.britannica.com/biography/Gustav-Fechner 

Marin, M. M. (2015, 7 août). Crossing boundaries : toward a general model of neuroaesthetics. Frontiers in human neurosciences, 9. https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fnhum.2015.00443/full 

Silva, W. (2022, 3 décembre). [Gens-art-France-peinture]. Pexels. https://www.pexels.com/fr-fr/photo/gens-art-france-peinture-14638945

Vidal, F. (2011). La neuroesthétique, un esthétisme scientiste. Revue d’histoire des sciences humaines, 2(25), p. 239-264. https://www.cairn.info/revue-histoire-des- sciences-humaines-2011-2-page-239.htm 


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