L’adversité précoce : déficitaire ou adaptative? – Par Marie-Charlotte Beaulieu

Dans le monde entier, un milliard d’enfants âgé.e.s de 2 à 17 ans vivent de la violence lors de leur enfance (Hillis et al., 2016). Il est reconnu que vivre de l’adversité à un âge précoce est fortement lié à l’apparition de troubles psychiatriques (McLaughlin et al., 2012). Cela dit, la relation entre l’adversité précoce et les problèmes de santé mentale semble aller de soi, mais les mécanismes sous-jacents impliquant cette relation sont minces. L’hypothèse de l’accélération est l’un des mécanismes tentant d’expliquer ce lien. 

Avant tout, pour comprendre l’impact que l’adversité précoce peut avoir sur le développement du cerveau, nous devons nous pencher sur le développement normal de l’enfant. Les différentes parties du cerveau de l’enfant ne se développent pas toutes au même rythme. Plus particulièrement, ces trois régions connaissent un développement plus tardif : l’hippocampe, l’amygdale et le lobe frontal. L’hippocampe, cette partie du cerveau responsable entre autres de la mémoire, se développe entre 0 et 2 ans. L’amygdale, la région du cerveau impliquée dans les émotions et la peur ne finit son développement qu’autour de 20 ans. Enfin, le lobe frontal commence son développement seulement à l’âge de 8 ans et vient à maturation à l’âge de 29 ans (Lupien, 2023). Déjà, ces différences temporelles de maturation impliquent des conséquences différentes sur le développement normal de ces régions en fonction du type d’expériences auxquelles l’enfant sera confronté.e. 

Plus spécifiquement, le stress est vécu de manière différente chez l’enfant comparativement à l’adulte. Dans un premier temps, le système de notre corps régulant notre stress se nomme l’axe hypothalamo-pituito-surrénalien (HPS). Cet axe, contrôlant les niveaux de cortisol dans notre corps, peut être modulé par l’amygdale et le lobe frontal. En effet, l’amygdale peut activer l’axe HPS entraînant ainsi la production de cortisol lorsqu’on a peur, par exemple. D’autre part, le lobe frontal, lui, peut inhiber l’axe HPS ainsi que l’amygdale et aboutir en la diminution de production de cortisol. Lorsqu’un.e adulte vit un stress, l’amygdale est activée et garde actif l’axe HPS. Cependant, le corps ne pouvant pas constamment être dans un état de stress, le lobe frontal sera ainsi en mesure d’inhiber l’amygdale et également l’axe HPS en diminuant le stress ressenti chez la personne. Cependant, le lobe frontal chez l’enfant n’est pas encore entièrement développé. Lors d’un stress, un.e enfant n’aura pas les capacités de se réguler lui.elle -même. Cependant, il a été démontré qu’un.e enfant vivant un stress accompagné.e de son parent sera moins stressé.e qu’un.e enfant vivant le même stress tout.e seul.e (Lupien, 2023). Le parent devient alors le « lobe frontal » de son enfant et permet à celui.celle-ci de diminuer la production de cortisol (Callaghan et Tottenham, 2016).

Qu’en est-il des enfants vivant de l’adversité précoce ?

Ces enfants, vivant un stress énorme, n’ont habituellement pas un parent pouvant les protéger. Cependant, l’enfant ne peut pas non plus survivre en étant dans un état de stress constant. Celui.celle-ci apprend donc à se réguler lui.elle-même sans l’aide de ses parents. Mais comment peut-il.elle faire si son lobe frontal n’est pas encore développé ? C’est là que l’hypothèse de l’accélération entre en jeu. Selon cette hypothèse, l’enfant mûrira plus rapidement que les enfants n’ayant pas vécu d’adversité (Callaghan et Tottenham, 2016). Cela dit, son lobe frontal se développera plus rapidement et mûrira également plus vite en fonction de l’environnement dans lequel il.elle se trouve. Cette hypothèse est appuyée par les études ayant démontré que certaines parties du cerveau se développent plus vite après l’exposition à un stress, soit en augmentant plus rapidement leur taille ou en accélérant leur maturation fonctionnelle (Callaghan et Tottenham, 2016).

En partant du fait que l’adversité précoce soit liée à l’accélération développementale de certaines régions du cerveau ainsi qu’à l’apparition de problèmes de santé mentale, il est possible qu’un mécanisme puisse expliquer ces deux processus. Il a été proposé que la maturation précoce, en ce qui concerne la régulation émotionnelle, se fait à la fois pour la survie de l’enfant, mais également à son détriment. En effet, en temps normal, le parent serait en mesure d’aider au développement d’une structure stable du circuit de la régulation émotionnelle de son enfant. Cependant, un.e enfant qui vit de l’adversité développe un circuit émotionnel stable avant d’avoir atteint les caractéristiques pour que celui-ci fonctionne adéquatement (Callaghan et Tottenham, 2016). Il faut dire qu’à cet âge, le cerveau de l’enfant normal.e est plastique, malléable et ainsi facilement influençable par son environnement. Cette période de sensibilité est importante pour le développement de l’enfant. Cependant, un.e enfant maltraité.e n’aura pas la chance de garder pendant longtemps cette malléabilité de son cerveau. Obligé de grandir avant son temps, le cerveau perdra cette plasticité, limitant ainsi les autres potentielles influences de son environnement. Cette maturité pourrait avoir des conséquences négatives sur les habiletés émotionnelles à l’âge adulte (Callaghan et Tottenham, 2016). 

Il devient alors crucial d’insister sur la prévention de toute forme d’adversité chez les enfants. Bien que le cerveau de l’enfant puisse être capable de s’adapter à son environnement pour assurer sa survie, cette maturation précoce provoque un énorme déséquilibre dans le fonctionnement normal de l’enfance. Ce cerveau adapté à un environnement malsain devient alors mésadapté pour toutes autres situations ne relevant plus de la violence physique ou psychologique. En effet, les répercussions sont nombreuses. Par exemple, les enfants exposé.e.s à la violence présentent 13% plus de risques que ceux.celles n’ayant pas vécu de violence de ne pas obtenir leur diplôme (Fry et al., 2018). En plus d’entraîner une diminution de l’estime de soi, la maltraitance infantile augmente les difficultés à établir des relations saines, mettant ainsi ceux.celles qui en ont vécu à risque de revivre des expériences similaires avec leurs partenaires ou de perpétuer la violence à l’âge adulte (Agence de la santé publique du Canada, 2023 ; Zhang et al., 2023). De plus, elle augmente les difficultés à établir des relations saines, mettant ainsi ceux.celles qui ont vécu de la maltraitance à risque de revivre des expériences similaires avec leurs partenaires ou de perpétuer la violence à l’âge adulte (Agence de la santé publique du Canada, 2023).

Toutefois, cette vision fataliste et déterministe qui empêcherait l’enfant de s’épanouir n’est pas la seule trajectoire possible. En effet, il se pourrait que ce mécanisme de maturation précoce soit en fait un indicateur de résilience, c’est-à-dire une adaptation réussie face à des expériences de vie difficiles (Callaghan et Tottenham, 2016).

Observer seulement le côté déficitaire des conséquences de l’adversité précoce ne serait pas une analyse complète de ce sujet. Bien que les conséquences négatives soient réelles, l’approche des déficits passe à côté des capacités sociales et cognitives développées en réponse à l’adversité vécue (Ellis et al., 2023). Ces capacités se nomment les « talents cachés » [traduction libre] et sont l’objet central du Hidden Talents Framework (Ellis et al., 2023). Cette approche a pour but de travailler avec ce qui est déjà présent et mettre l’accent sur les forces acquises pour les utiliser de manière positive dans la société (Ellis et al., 2023). Ce cadre se base, en partie, du fait que la majorité des approches utilisent les mêmes méthodes d’apprentissages pour l’ensemble des enfants. Ces mêmes méthodes partent du concept qu’un apprentissage optimal se fait dans des conditions sécuritaires et soutenantes. Cependant, il va de soi que les enfants vivant de l’adversité ne sont pas en mesure d’atteindre cet apprentissage optimal si ces conditions sont nécessaires. Pourtant, aucune méthode d’apprentissage ne s’est adaptée à ces enfants. D’autre part, les approches des déficits mettent l’accent sur la prévention, mais qu’en est-il de tou.te.s ces enfants pour qui il est déjà trop tard ? C’est exactement ce à quoi l’approche des talents cachés tente de répondre. 

Selon cette approche, les potentiels talents cachés sont : 

L’identification et le rappel des émotions et les expériences négatives (par exemple, l’identification rapide d’un danger potentiel), les choix orientés vers la récompense et résolution de problèmes (par exemple, détection/extraction de récompenses temporaires ou imprévisibles de l’environnement), le fait de s’ajuster aux autres personnes et aux relations/informations sociales (par exemple, la précision empathique et la reconnaissance des émotions), les compétences collaboratives et les composantes des fonctions exécutives (par exemple, le changement d’attention, le mise à jour de la mémoire de travail) [traduction libre] (Ellis et al., 2023). 

Cette approche supporte l’hypothèse de l’accélération en montrant la possibilité que l’adaptation au stress puisse favoriser des capacités propres à ce type d’environnement. Par exemple, une étude expérimentale a observé que les enfants ayant manqué d’attention et reçu des soins insensibles avaient un volume hippocampique plus large ainsi que de meilleures performances dans des tâches de mémoire relationnelle basée sur l’hippocampe (un test évaluant la capacité à se souvenir d’associations arbitraires avec des objets comme des visages et des noms) (Rifkin-Graboi et al., 2018). Bien que cette approche ait besoin de plus de recherches pour son développement, elle apporte une nouvelle perspective dans une société où les préjugés sur les capacités cognitives des enfants/adultes ayant vécu de l’adversité précoce sont négatifs et jamais constructifs. Grâce à cette approche, des techniques et méthodes d’apprentissages concrètes et pertinentes à la réalité de ces enfants pourront être mises en place dans les centres de la petite enfance, les écoles et les centres jeunesse (Ellis et al., 2023). 

Ainsi, des interventions basées sur les forces, sur les talents cachés, aideront les enfants à reconnaître les leurs, ce qui les motivera à continuer leurs études, par exemple (Hernandez et al., 2021; Silverman et al., 2022). 

En développant cette approche, les enfants pourront atteindre leur plein potentiel, malgré des expériences de vie difficiles, ce qui renverse l’idée bien installée dans la science que leur vie sera systématiquement plus ardue. Au lieu de changer ces enfants pour qu’ils.elles s’adaptent à la société, la société se doit de s’adapter à elles.eux et de leur donner toutes les chances pour que ceux.celles-ci réussissent à briser le cycle intergénérationnel de la violence et de la maltraitance. 

Texte révisé par Annabel Dallaire

Références 

Agence de la santé publique du Canada, (2023). Le gouvernement du Canada investit dans la recherche sur la maltraitance et la protection des enfants. https://www.canada.ca/fr/sante-publique/nouvelles/2023/07/le-gouvernement-du-canada-investit-dans-la-recherche-sur-la-maltraitance-et-la-protection-des-enfants.html

Borlongan, E. (Février, 2008). Wrestling match. [image en ligne]. Flickr. https://shorturl.at/huDV5 

Callaghan, B. L. et Tottenham, N. (2016). The Stress Acceleration Hypothesis: Effects of early- life adversity on emotion circuits and behavior. Current Opinion in Behavioral Sciences, 7, 76‐81. https://doi.org/10.1016/j.cobeha.2015.11.018

Ellis, B. J., Abrams, L. S., Masten, A. S., Sternberg, R. J., Tottenham, N. et Frankenhuis, W. E. (2023). The Hidden Talents Framework. Cambridge Elements Applied Evolutionnary Science. https://doi.org/10.1017/9781009350051

Frankenhuis, W. E. et de Weerth, C. (2013). Does Early-Life Exposure to Stress Shape or Impair Cognition? Current Directions in Psychological Science, 22(5), 407-412. https://doi.org/10.1177/0963721413484324

Fry, D., Fang, X., Elliott, S., Casey, T., Zheng, X., Li, J., Florian, L. et McCluskey, G. (2018). The relationships between violence in childhood and educational outcomes: A global systematic review and meta-analysis. Child Abuse & Neglect, 75, 6–28. https://doi.org/10.1016/j.chiabu.2017.06.021

Hernandez, I. A., Silverman, D. M., et Destin, M. (2021). From deficit to benefit: Highlighting lower-SES students’ background-specific strengths reinforces their academic persistence. Journal of Experimental Social Psychology, 92, 104080. http://doi.org/10.1016/j.jesp.2020.104080

Hillis, S., Mercy, J., Amobi, A. et Kress, H. (2016). Global Prevalence of Past-year Violence Against Children: A Systematic Review and Minimum Estimates. Pediatrics, 137(3). https://doi.org/10.1542/peds.2015-4079

Lupien, S. (2023, 6 décembre). Psy 3036 cours 12 : hormones de stress et comportement. [notes de cours]. Département de psychologie, Université de Montréal. StudiUM. https://studium.umontreal.ca/

McLaughlin, K.A., Green, J.G., Gruber, M.J., Sampson, N.A., Zaslavsky, A. et Kessler, R.C. (2012). Childhood adversities and first onset of psychiatric disorders in a national sample of adolescents. Archives of General Psychiatry, 69, 1151-1160.

Silverman, D. M., Hernandez, I. A., et Destin, M. (2022). Educators’ Beliefs About Students’ Socioeconomic Backgrounds as a Pathway for Supporting Motivation. Personality and Social Psychology Bulletin, 0(0). https://doi.org/ 10.1177/01461672211061945.

Whittle S et al. (2013). Childhood maltreatment and psychopathology affect brain development during adolescence. Journal of the american academy of child & adolescent psychiatry, 52 940–952.e1. 

Zhang, H., Wang, W., Liu, S., Feng, Y. et Wei, Q. (2023). A meta-analytic review of the impact of child maltreatment on self-esteem: 1981 to 2021. Trauma, Violence, & Abuse, 24(5), 3398–3411. https://doi.org/10.1177/15248380221129587