La régulation émotionnelle chez les aînés : Une perspective optimiste sur le passage du temps – par Burçin Gür

Dans l’imaginaire collectif, l’image d’une personne âgée isolée ou nostalgique est souvent la première qui surgit à l’esprit lorsque l’on évoque la vie émotionnelle des aînés. Cette perception est-elle néanmoins représentative de la réalité ? L’âgisme, omniprésent dans les médias, véhicule des stéréotypes par le biais de la publicité, du divertissement et des reportages, présentant fréquemment les personnes âgées comme physiquement ou cognitivement diminuées, solitaires et déprimées, ou comme des objets de moquerie (Thayer et Skufca, 2020). Pourtant, de nombreuses études démontrent que, dans le cadre d’un vieillissement sain, la vie émotionnelle de nos aînés est en réalité beaucoup plus riche, nuancée et complexe que ces stéréotypes ne le suggèrent. Les capacités de régulation émotionnelle des aînés constituent un élément fondamental de cette richesse émotionnelle, contribuant à leur bien-être et à leur épanouissement.

Les émotions et la régulation émotionnelle

Les émotions provoquent des modifications au sein de l’organisme à plusieurs niveaux : 

  • Sur le plan somatique, on observe par exemple des variations du rythme cardiaque et de la respiration.  
  • Du point de vue comportemental, les émotions peuvent se manifester par des gestes brusques ou un langage corporel tendu.  
  • En ce qui concerne le plan cognitif, les émotions ont la capacité d’amplifier les pensées, qu’elles soient positives ou négatives.  
  • Enfin, sur le plan affectif, elles influencent par exemple la valence émotionnelle, ou notre niveau d’excitation.  

Cependant, les émotions peuvent aussi avoir des effets néfastes, notamment lorsqu’elles sont inadaptées en raison de leur nature, de leur intensité ou de leur durée. Dans ce cadre, la régulation émotionnelle est essentielle, car elle permet de réduire les impacts indésirables de nos émotions. Ainsi, la régulation émotionnelle se définit comme un processus qui ajuste nos propres affects, englobant les différentes composantes de l’émotion : somatique, comportementale, cognitive et affective. 

Il est important de souligner que réguler ses émotions ne signifie pas les faire disparaître, mais plutôt les considérer comme des alliées qui nous aident à comprendre les raisons sous-jacentes de nos ressentis. Cela implique de ne ni fuir ni refouler nos émotions, mais plutôt de les accueillir, d’y réfléchir et d’identifier les causes qui les déclenchent, ce qui permet de prendre du recul et d’agir de manière plus consciente.

Gross (2007) distingue 5 familles de stratégies de régulation émotionnelle :  

  1. La sélection de la situation : Éviter les situations suscitant des émotions désagréables.
  2. La modification de la situation : Ajuster une situation déjà ressentie comme négative émotionnellement, par exemple en quittant un débat improductif.
  3. Le détournement de l’attention : Rediriger notre attention vers des éléments moins anxiogènes quand nous ne pouvons pas changer les stimuli émotionnels.
  4. Le changement cognitif : Modifier notre perspective sur une situation, incluant la réinterprétation (par exemple, voir un échec comme une occasion d’apprendre) et la distanciation (prendre du recul, par exemple en considérant des pensées anxieuses comme des produits de notre esprit plutôt que des vérités).
  5. La modulation de la réponse : Ajuster notre réaction après avoir été exposé au stimulus. Prendre des respirations avant de réagir à une situation stressante serait un exemple.

Paradoxe de l’âge et effet de positivité 

Les stratégies de régulation émotionnelle s’appuient sur divers processus neurocognitifs, tels que la planification, la projection, l’orientation et le maintien de l’attention, ainsi que la mémoire de travail et l’inhibition cognitive (Makowski et al., 2015). Dans sa revue critique, Vieillard (2017) aborde un phénomène qui peut sembler paradoxal : bien que le vieillissement s’accompagne d’un déclin cognitif global, le bien-être des personnes âgées tend souvent à se maintenir, voire à s’améliorer. Ce phénomène est connu sous le nom de « paradoxe de l’âge ». 

Dans sa revue, Vieillard (2017) souligne également que de nombreuses études révèlent qu’avec l’âge, les individus ont tendance à privilégier les émotions positives tout en évitant ou en atténuant les émotions négatives, un comportement désigné comme « l’effet de positivité ». Plusieurs théories ont été proposées pour expliquer ces observations, mettant en lumière les mécanismes sous-jacents à cette régulation émotionnelle en lien avec le vieillissement.

Théories psychosociales

Le modèle de sélectivité socio-émotionnelle (SST) de Carstensen (1995) explique l’effet de positivité chez les aînés en mettant en avant leur capacité à mieux gérer leurs émotions. En raison de la perception d’un temps de vie limité, elles choisissent de se concentrer sur les émotions positives et investissent plus d’efforts pour vivre des expériences agréables. Cela les pousse à privilégier les plaisirs immédiats et à éviter les situations négatives, qu’elles considèrent comme des sacrifices inutiles. À l’inverse, les jeunes, qui ne ressentent pas encore cette pression liée au temps, se focalisent sur l’apprentissage et l’acquisition de nouvelles connaissances. Cela peut parfois les amener à vivre des situations stressantes, comme des examens, dans l’espoir de bénéficier à long terme, par exemple en obtenant un diplôme.

Inspiré par le modèle de sélectivité socio-émotionnelle, le modèle d’intégration de la force et de la vulnérabilité (SAVI) proposé par Charles (2010) suggère que le vieillissement favorise la régulation émotionnelle chez les individus âgés, particulièrement pour les émotions d’intensité modérée. Cette amélioration découle non seulement d’une prise de conscience des limites temporelles de la vie, mais aussi d’une meilleure connaissance de soi et d’une expertise accrue dans les relations interpersonnelles. Cependant, lorsque les stimuli émotionnels deviennent plus intenses, les individus âgés rencontrent des difficultés, car cela nécessite des stratégies plus exigeantes sur le plan cognitif. Or, ces processus et mécanismes exécutifs sont souvent les premiers à être affectés par le vieillissement.

La théorie dynamique d’intégration (DIT) a été développée par Labouvie-Vief (2009) afin d’expliquer la régulation des émotions chez les adultes âgés. Contrairement à d’autres théories, ce modèle affirme que les aînés ne sont pas forcément meilleurs pour réguler leurs émotions, car cela dépend à la fois de leurs capacités cognitives et de la complexité des situations qu’ils rencontrent. Bien que les personnes âgées tendent à privilégier les émotions positives, le modèle voit cela comme une stratégie pour faire face à leur plus grande sensibilité à la négativité, qui est plus difficile à gérer sur le plan cognitif. Ainsi, la quête de bien-être chez les aînés est davantage influencée par leur vulnérabilité aux émotions négatives que par une meilleure régulation émotionnelle.

Formulé par Urry et Gross (2010), le modèle de sélection, optimisation et compensation en régulation émotionnelle (SOC-ER) explique qu’avec le vieillissement, les individus apprennent à trouver un équilibre entre maximiser leurs gains et minimiser leurs pertes, en utilisant trois processus interconnectés : la sélection, l’optimisation et la compensation. 

  • La sélection consiste à réduire le nombre d’activités pour se concentrer sur les besoins essentiels. 
  • L’optimisation vise à renforcer leurs capacités cognitives en s’engageant régulièrement dans les activités choisies. 
  • La compensation cherche à pallier les pertes en adaptant leurs méthodes ou en s’appuyant sur leurs compétences. 

Selon le modèle SOC-ER, les limitations cognitives des personnes âgées jouent alors un rôle clé dans le choix de leurs stratégies de régulation émotionnelle. Au lieu d’opter pour des approches qui demandent beaucoup de ressources, elles privilégient des stratégies proactives, en sélectionnant des situations familières qui sont moins susceptibles de provoquer des émotions fortes.

Théories neurophysiologiques

Outre les modèles psychosociaux, certaines approches neurophysiologiques s’intéressent à l’effet de positivité chez les adultes âgés. Parmi celles-ci, l’hypothèse de la réduction des réponses physiologiques liée au vieillissement suggère que la diminution de l’intensité des réactions physiologiques entraîne des émotions moins vives avec l’âge. Cela permet aux aînés de devenir moins réactifs aux stimuli émotionnels et de mieux réguler leurs émotions. Cette hypothèse a également contribué à l’élaboration du modèle SAVI mentionné précédemment.

Nous pouvons également citer le modèle du vieillissement cérébral (ABM), élaboré par Cacioppo et al (2011). Ce dernier se concentre sur le fonctionnement du cerveau pour expliquer pourquoi le bien-être des adultes âgés est souvent préservé. Contrairement au modèle SST, qui repose sur des facteurs motivationnels, l’ABM propose que les changements émotionnels observés chez les aînés soient plus simplement dus aux modifications fonctionnelles et structurelles du cerveau liées au vieillissement normal. 

Dans le domaine de la neuroimagerie, un phénomène de réorganisation fonctionnelle de l’activité cérébrale chez les personnes âgées a été observé. Davis et al. (2008) ont donné le nom de Posterior-Anterior Shift in Aging (PASA) à ce phénomène, qui se manifeste par une réduction de l’activité dans les régions postérieures, comme le cortex occipital, ainsi qu’une augmentation dans les zones antérieures, notamment le cortex préfrontal et le cortex cingulaire antérieur, essentielles pour le contrôle des émotions. Ainsi, la manière dont les individus âgés gèrent leurs émotions ne résulte pas uniquement de modifications dans des régions spécifiques du cerveau. Il s’agirait plutôt le fruit d’une réorganisation globale qui influence l’ensemble de son fonctionnement, permettant une approche différente et plus adaptative de la régulation émotionnelle.

La régulation émotionnelle chez les personnes âgées est un phénomène à la fois riche et complexe, résultant d’une interaction dynamique entre des facteurs psychosociaux et neurophysiologiques. Ces différentes théories présentées le long de l’article nous incitent à adopter une vision positive du vieillissement, mettant en lumière les forces et les ressources que chaque individu continue de cultiver tout au long de sa vie. En reconnaissant ces capacités, nous sommes mieux à même de comprendre la résilience des aînés et leur aptitude à vivre des expériences émotionnelles profondes et significatives, malgré les défis que le temps peut apporter. 

Il est important de reconsidérer les perceptions négatives qui entourent au vieillissement en valorisant la richesse des expériences accumulées et la sagesse qui en découle. En adoptant cette approche, nous célébrons les précieuses contributions des aînés à notre société, tout en aidant à diminuer notre propre appréhension face à l’âge et au passage du temps. Cela nous encourage à apprécier les multiples chances d’épanouissement et de croissance personnelle que le vieillissement a à offrir.

Texte révisé par Delya Leila Rahal 

Références

Piacquadio, A. (2020, 19 février). Femme en chemise blanche debout devant la fenêtre en verre. [image en ligne]. Pexels. https://www.pexels.com/fr-fr/photo/femme-en-chemise-blanche-debout-devant-la-fenetre-en-verre-3768120/

Makowski, D., Sperduti, M., Blanchet, S., Nicolas, S., & Piolino, P. (2015). Régulation émotionnelle face au déclin cognitif dans le vieillissement : un faux paradoxe ? Gériatrie, Psychologie, Neuropsychiatrie du Vieillissement, 13(3), 301-308. https://doi.org/10.1684/pnv.2015.0561

Thayer, C., & Skufca, L. (2020). Media Image Landscape: age representation in online images. Innovation in Aging, 4(Supplement_1), 101. https://doi.org/10.1093/geroni/igaa057.332

Vieillard, S. (2017). Le paradoxe de l’âge : une revue critique des modèles explicatifs. L’Année psychologique, 117(2), 221-249. https://doi.org/10.3917/anpsy.172.0221