En tant qu’êtres humains, nous sommes tous.tes habité.e.s par différents besoins, certains plus fondamentaux que d’autres. Tel qu’avancé par Maslow (1943), l’amour et l’appartenance constituent tous deux des besoins essentiels au processus identitaire et à la réalisation d’une vie riche et satisfaisante. Que nous soyons fortuné.e.s ou que nous n’ayons pas de toit sous lequel dormir, ces besoins d’écoute, de respect, de reconnaissance, d’entraide et d’affection sont les mêmes pour tous.tes (Côté, 2021). Ces individus vivant dans l’itinérance affirment d’ailleurs que la création d’un réseau social est, pour beaucoup d’entre eux.elles, un moyen d’affronter leurs conditions de vie difficiles et de se sentir plus en sécurité. Ces liens tissés dans la rue leur permettent aussi de combler un vide et de développer un amour propre (Côté, 2021). Il a effectivement été démontré qu’un réseau social solide constitue l’une des portes principales vers la réinsertion sociale (Côté, 2021). Toutefois, il ne faut pas oublier un point capital dans la théorie de Maslow : la hiérarchisation des besoins. En effet, ce dernier ne se contente pas simplement de dire que certains besoins sont universels, mais ajoute qu’il existe un ordre de priorité entre eux, dans lequel les besoins de subsistance (boire, manger, etc.) et de protection passent avant ceux d’affiliation (Maslow, 1943). Ainsi, il peut être plus difficile pour les personnes en situation d’itinérance de combler leurs besoins d’appartenance et d’estime alors que leur survie est constamment menacée par la précarité dans laquelle il.elle.s vivent (Côté, 2021). C’est donc dans cette dichotomie constante entre besoins de base et besoins affectifs que les personnes vivant en situation d’itinérance doivent naviguer au quotidien.
Pour la plupart, ces personnes portent sur leurs épaules un lourd passé qui témoigne d’un parcours de désaffiliation sociale caractérisé par la rupture et le rejet. Cette adversité précoce à l’enfance et à l’adolescence fait en sorte qu’ils débutent, plus souvent qu’autrement, leur vie adulte avec un important retard quant dans leurs capacités à développer des liens sociaux (Lussier & Poirier, 2000). La majorité des personnes en situation d’itinérance ont vécu de nombreux traumatismes liés directement à l’attachement, que ce soit par le deuil vécu à l’enfance, les conflits familiaux, la violence, les abus, le désengagement parental, l’abandon, etc. (Lussier & Poirier, 2000). De plus, les instances sociales de protection à l’enfance, qui sont supposées faire office de substituts aux figures d’attachement principales, ont souvent été décrites comme tout aussi problématiques. Cette négligence pousse plusieurs de ces jeunes à rompre avec leur milieu de vie pour survivre (Lussier & Poirier, 2000). Ces premiers contacts négatifs, non seulement avec leur milieu, mais également en communauté, ont fait naître chez eux.elles une méfiance généralisée envers autrui et donc une disposition à choisir la solitude par peur d’être blessé.e.s (Lussier & Poirier, 2000). Lussier et Poirier (2000) expliquent ce phénomène de la façon suivante :
« […] l’échec des réseaux auxiliaires à jouer leur rôle palliatif est déterminant, en ce qu’il vient conforter l’impression d’impuissance et d’aliénation face à un milieu qui fait défaut au point qu’on ne lui doit plus rien en retour, le seul impératif étant de s’en extraire. »
En d’autres mots, ces graves lacunes au niveau de la socialisation affectent l’individu dans sa construction identitaire et entraînent un processus de désaffiliation et de marginalisation, à mesure qu’il.elle intègre cette rupture, et reconnait en sa personne même cette exclusion sociale (Lussier & Poirier, 2000).
En plus de ce lourd passé que portent trop souvent les individus en situation d’itinérance, les caractéristiques mêmes de leur mode de vie précaire entravent leurs capacités et leur disponibilité à établir des liens affectifs. D’un côté, ils.elles vivent dans une instabilité résidentielle constante rendant impossible la création d’un espace intime pour développer de telles relations (Côté, 2021). Isolé.e.s socialement, ils.elles ont tendance à développer une hostilité et une hypervigilance omniprésente envers autrui (Côté, 2021). Ayant, pour la majorité, connu essentiellement la trahison, ils.elles craignent systématiquement de se faire exploiter par les autres (Côté, 2021). Cette absence de confiance, non seulement envers les autres, mais aussi envers leurs propres chances de s’en sortir, rend inimaginable le développement d’un lien significatif avec autrui. À toutes ces difficultés s’additionne souvent la consommation excessive de drogues et d’alcool, que la majorité utilise pour composer avec la souffrance occasionnée par le quotidien dans la rue. Dans ces conditions, il est à peu près inconcevable d’imaginer un contexte favorable à la création de liens affectifs (Côté, 2021).
Pour résumer, les personnes en situation d’itinérance sont souvent prises entre un besoin humain de connexion à l’autre et une peur apprise d’être trompé.e.s. Philippe-Benoît Côté, doctorant en service social, décrit chez eux.elles un phénomène dichotomique « d’impossible nécessité » opposant, d’un côté, l’aspect fondamental de l’amour et de l’affection, et de l’autre, un mode de vie rendant difficile le maintien de ces relations.
Texte révisé par Mariska Lavoie
Références
Côté, P.-B. (2021). « C’est compliqué l’amour dans la rue » : l’impossible nécessité des relations amoureuses chez les jeunes en situation d’itinérance. Nouvelles pratiques sociales, 32(1), 291-309. https://doi.org/10.7202/1080882ar.
Juneja, E. (s. d.). Personne attribuée homme dans ruelle seul. [Image en ligne]. Pexels. https://www.pexels.com/photo/ville-homme-nuit-debout-20588215.
Lussier, V. & Poirier, M. (2000). La vie affective des jeunes adultes itinérants : de la rupture à la hantise des liens. Santé mentale au Québec, 25(2), 67–89. https://doi.org/10.7202/014452ar
Maslow, A.H. (1943). Une théorie de la motivation humaine. Psychological review, 50, 370-396. https://psychclassics.yorku.ca/Maslow/motivation.htm


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