Le traumatisme peut profondément altérer l’équilibre psychique, en laissant derrière lui des souvenirs fragmentés et des réactions émotionnelles intenses qui perturbent la cohérence intérieure. Pour mieux comprendre ces effets, la théorie de la dissociation structurelle propose un cadre explicatif, décrivant comment un événement traumatique peut diviser la personnalité en différentes parties. Cet article présente les concepts essentiels de cette théorie et leur rôle dans l’analyse de ces mécanismes psychiques.
L’intégration des expériences par le cerveau : de la perception à l’identité
Pierre Janet (1889) et Hughlings Jackson (1931) expliquent que la santé mentale dépend de notre capacité à comprendre les expériences et à y réagir correctement. Janet décrit ce processus en deux étapes :
- La synthèse synchrone, qui organise perceptions et émotions en une image mentale cohérente.
- La synthèse diachronique, qui relie ces expériences entre elles à travers le temps.
Face à une situation menaçante, une personne regroupe ainsi ce qu’elle voit, entend, ressent et fait pour en faire une histoire cohérente. Elle peut penser : « Cet événement m’a marqué et influencera ma vie future ». Cela l’aide à comprendre l’expérience et à y répondre correctement.
Un aspect important de ce processus est la personnification, qui relie l’expérience à l’identité de la personne. Si cela échoue, l’événement semble déconnecté, comme s’il appartenait à quelqu’un d’autre. Par exemple : « Cela m’est arrivé, mais c’est comme si c’était une autre personne ». Cette rupture complique le lien entre souvenirs et identité, rendant l’adaptation difficile.
Cependant, les événements traumatiques peuvent perturber cette intégration, laissant des souvenirs fragmentés, souvent sous forme de sensations ou d’émotions intenses. Sur le plan neurobiologique, cette fragmentation est liée à une libération excessive de noradrénaline, perturbant l’hippocampe et d’autres structures cérébrales responsables de la mémoire.
Quand l’intégration échoue : la dissociation face au traumatisme
Lorsqu’une personne vit un événement traumatisant, son incapacité à assimiler complètement cet épisode peut entraîner un phénomène appelé « dissociation ». Selon Nijenhuis et Van Der Hart (2011), la dissociation implique une fragmentation de la personnalité, où pensées, émotions et comportements, normalement connectés, deviennent déconnectés.
Ce phénomène entraîne l’apparition de différentes parties de la personnalité, chacune jouant un rôle spécifique, mais ces parties sont mal reliées entre elles. Par exemple, une partie peut gérer les tâches quotidiennes, tandis qu’une autre conserve les souvenirs du traumatisme. Certaines parties restent inactives jusqu’à ce qu’un déclencheur précis les active, tandis que d’autres peuvent se manifester en même temps. Chaque partie possède une forme de conscience propre, donnant parfois l’impression qu’elles agissent ou interagissent de manière indépendante.
Il est important de comprendre que la dissociation ne signifie pas l’existence de personnalités distinctes, mais plutôt une division des différentes facettes de la personnalité. Cette fragmentation empêche une intégration harmonieuse des souvenirs et complique la gestion des émotions. Cela peut entraîner des difficultés à réguler ses émotions, à avoir une perception cohérente de soi ou à faire face aux défis du quotidien. La personne peut vivre des épisodes d’amnésie, se sentir déconnectée de ses propres émotions ou connaître des changements d’humeur soudains et déstabilisants.
Selon Charles Samuel Myers (1940), l’incapacité d’intégrer un traumatisme entraîne une dissociation de la personnalité se manifestant sous la forme de deux systèmes mentaux distincts :
- La partie émotionnelle (PE) qui contient les souvenirs traumatiques.
- La partie apparemment normale (PAN) qui gère la vie quotidienne sans avoir intégré l’expérience traumatique.
Les PE sont des fragments de personnalité liés à des souvenirs traumatiques non résolus. Contrairement aux souvenirs « normaux », qui évoluent et peuvent être partagés, ceux des PE restent figés et vécus comme des événements immédiats et intemporels. Par exemple, une personne ayant vécu un accident grave peut revivre, sous forme de souvenirs envahissants, les cris et le choc de l’impact, comme si cela se produisait à l’instant, sans pouvoir prendre du recul. Ces souvenirs peuvent aussi être déformés, par exemple, en croyant que l’accident était de leur faute ou en oubliant des détails réels, comme l’intervention des secours.
Lorsque les PE sont activées, elles interfèrent avec les souvenirs et compétences du PAN, piégeant la personne dans un état émotionnel lié au traumatisme. Par exemple, un bruit soudain peut provoquer une panique intense et empêcher la personne de réagir normalement. Les PE réagissent de manière défensive à des stimuli rappelant le traumatisme, rendant difficile la gestion des situations quotidiennes.
Le PAN, bien qu’il semble fonctionner normalement, reste dissocié du traumatisme, ce qui entraîne des symptômes comme l’amnésie ou l’insensibilité émotionnelle. Même si la personne est consciente des PE, cette prise de conscience n’intègre pas l’impact émotionnel du traumatisme.
Les intrusions des PE perturbent également le PAN, provoquant des sensations, gestes ou voix intenses, comme des douleurs fantômes ou des cris internes. Ces intrusions suivent des schémas rigides, drainant l’énergie de l’individu, ce qui peut se traduire par des symptômes positifs (douleurs, tremblements) ou négatifs (paralysie, incapacité à réagir) lors de situations stressantes.
Les formes de dissociation structurelle s’organisent en trois niveaux :
- Dissociation primaire : C’est la division entre la PE et la PAN, qui est souvent observée chez les personnes souffrant de stress post-traumatique. Comme cela a été mentionné plus tôt, la PE contient les souvenirs et réponses émotionnelles liés au traumatisme, tandis que la PAN est responsable des tâches quotidiennes.
- Dissociation secondaire : Lorsque le traumatisme devient plus intense ou s’étend dans le temps, il y a une division additionnelle au sein de la PE, mais la PAN demeure relativement intacte. Cette forme de dissociation est souvent observée dans des troubles, tels que le trouble de stress post-traumatique complexe ou le trouble de la personnalité limite.
- Dissociation tertiaire : Dans les cas les plus graves, comme le trouble dissociatif de l’identité (TDI), la PAN elle-même se fragmentera en plusieurs entités distinctes, chacune assurant une fonction spécifique dans la vie quotidienne. Ces parties peuvent avoir des caractéristiques distinctes, y compris des noms et des genres.
La persistance de la dissociation et les voies de guérison
Le processus de dissociation peut se maintenir, voire s’intensifier au fil du temps, à cause de plusieurs mécanismes compliquant davantage la réintégration de l’expérience traumatique dans l’identité de la personne. Ces mécanismes en question peuvent être les suivants :
Conditionnement. Des stimuli apparemment neutres, tels que des sons, des odeurs ou des lieux, peuvent devenir des déclencheurs involontaires de souvenirs traumatiques. Des lieux, des phrases ou même des odeurs peuvent réveiller des émotions liées à un traumatisme, bien que ces éléments soient objectivement inoffensifs.
Évitement. Les personnes ayant subi un traumatisme ont tendance à fuir les situations, les lieux ou les sentiments susceptibles de réactiver leur expérience traumatique. Si cette stratégie permet un soulagement à court terme, elle empêche néanmoins le traitement adéquat du traumatisme et perpétue ainsi la souffrance.
Fragmentation progressive. Sous l’effet du passage du temps, les divers aspects de la personnalité s’éloignent progressivement. Afin d’éviter la douleur du traumatisme, la PAN peut, par exemple, chercher à ignorer la PE, creusant un fossé entre ces deux systèmes. Cette dynamique rend la réconciliation de l’identité davantage compliquée.
Ces mécanismes sont des obstacles majeurs dans le processus de guérison et soulignent l’importance d’une prise en charge thérapeutique spécifique. Le traitement de la dissociation structurelle s’articule autour de trois grandes étapes, visant à rétablir l’unité et la cohérence de la personnalité (Steele, Van der Hart, et Nijenhuis, 2005).
- Stabilisation : Il s’agit de créer un environnement sécurisé où la personne peut commencer à gérer ses émotions. C’est aussi le moment de prendre conscience des différentes facettes de soi qui sont en conflit, ainsi que d’établir un lien de confiance avec le thérapeute, ce qui est essentiel au processus thérapeutique.
- Exploration des souvenirs traumatiques : Cette étape consiste à aborder progressivement les souvenirs fragmentés et chargés d’émotions. Le but est de les réintégrer dans le récit de vie du patient, en dissociant l’anxiété qui leur est associée. Ce travail permet de réduire la peur des souvenirs traumatiques et de faciliter leur gestion émotionnelle.
- Intégration et réadaptation : La phase finale vise à réconcilier les souvenirs traumatiques avec le reste du parcours de vie du patient, afin de lui permettre de retrouver un équilibre émotionnel stable. Cela implique aussi de renouer avec des liens authentiques et d’envisager l’avenir avec confiance.
Conclusion
En bref, un traumatisme peut profondément perturber la capacité d’une personne à intégrer ses expériences, ce qui peut entraîner une dissociation qui fragmente son identité et rend l’adaptation aux événements difficile. La théorie de la dissociation structurelle offre une compréhension précieuse des effets du traumatisme sur la personnalité. En adaptant les traitements à ces mécanismes, il est possible de restaurer l’équilibre émotionnel et d’aider les individus à reconstruire une identité cohérente.
Révisé par Marie-Eve Allaire
Références
Freepik. (s.d.). Portrait of person with visual metaphor for memory [Image en ligne générée par IA]. https://www.freepik.com/free-ai-image/portrait-person-with-visual-metaphor-memory_138701720.htm
Nijenhuis, E. R. S. et Van Der Hart, O. (2011). Dissociation in trauma: A new definition and comparison with previous formulations. Journal of Trauma & Dissociation, 12(4), 416–445. https://doi.org/10.1080/15299732.2011.570592
Nijenhuis, E. R. S., Van Der Hart, O. et Steele, K. (2010). Trauma-related structural dissociation of the personality. (vol. 52, p. 1–23). In Activitas Nervosa Superior.
Steele, K., Van Der Hart, O. et Nijenhuis, E. R. S. (2005). Phase-oriented treatment of structural dissociation in complex traumatization: Overcoming trauma-related phobias. Journal of Trauma & Dissociation, 6(3), 11–53. https://doi.org/10.1300/j229v06n03_02


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