Entrevue : Vivre et s’adapter avec des handicaps visibles et invisibles – par Burçin Gür

Mise en contexte. Originaire de France, la personne interrogée a reçu plusieurs diagnostics médicaux et psychiatriques au fil des années : un trouble du spectre autistique à 20 ans (par un psychiatre spécialisé dans l’autisme), un trouble dissociatif de l’identité (TDI) confirmé entre ses 23 et 25 ans par plusieurs psychiatres, un trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité (TDAH) à 24 ans, ainsi qu’un trouble bipolaire à 25 ans. Côté physique, elle a été diagnostiquée d’un trouble du spectre de l’hypermobilité (HSD) à 18 ans et de diabète de type 2 à 24 ans. Des ressources sur le validisme et l’inclusivité, recommandées par la personne interrogée, sont également disponibles dans les références de l’article.

  1. Peux-tu te présenter un peu ? Parle-nous de toi : ton âge, ton parcours, tes occupations…

« J’ai 27 ans et j’ai étudié dans le domaine artistique, spécifiquement le jeu vidéo. Actuellement, je ne travaille pas à cause de mes problèmes de santé, mais je reste actif à travers des projets personnels liés à l’autisme et au TDI. Par exemple, pour l’autisme, j’ai créé un site où je partage des ressources et un guide pour aider à expliquer les symptômes aux proches ou aux professionnels. Pour le TDI, je gère un serveur Discord pour centraliser les ressources et aider à mieux comprendre les troubles, en proposant des outils et des exercices pour améliorer la communication entre alters par exemple. Cela ne remplace pas mais peut compléter les thérapies avec une perspective d’une personne qui vit les mêmes problèmes. »

  1. Comment tes diagnostics ont-ils influencé la perception que tu avais de toi-même ou que les autres avaient de toi ? 

« Mes diagnostics physiques, ont donné du sens à des symptômes visibles, comme mes difficultés à marcher, que je percevais comme un dysfonctionnement sans explication. Pour les troubles psychiques, comme l’autisme, leurs manifestations invisibles m’ont longtemps poussée à minimiser ces difficultés, pensant qu’elles étaient normales ou que je ne faisais juste pas assez d’efforts. Les autres minimisent aussi souvent ce genre de problèmes. Il y a un manque de compréhension, tant du grand public que de certains professionnels de santé, notamment envers les jeunes, les femmes ou les personnes assignées femmes à la naissance, souvent accusés de simuler leurs troubles, même avec un diagnostic confirmé. Sur les réseaux sociaux, cette stigmatisation est amplifiée par des accusations de recherche d’attention. 

Mes proches réagissent différemment : ma famille a du mal à comprendre l’impact de mes troubles, tandis que mes amis, souvent concernés eux aussi, sont plus empathiques. Je me sens davantage compris par d’autres neuro-atypiques, qui partagent une expérience de marginalisation. Bien que les neurotypiques ne soient pas malveillants, leur vécu les empêche parfois de comprendre pleinement la situation. Les personnes plus âgées ont aussi souvent du mal à comprendre, y compris celles ayant probablement des troubles. Par exemple, ma mère, qui montre des traits autistiques mais a grandi à une époque où ces diagnostics étaient peu mis en avant, a dû mal à saisir l’utilité de ces reconnaissances aujourd’hui. »

  1. As-tu constaté une évolution dans ta perception de toi-même au fil du temps, en fonction des différents diagnostics que tu as reçus ?

« Après plus de 20 ans, il a été étrange de réaliser que certaines choses que je pensais normales ne l’étaient pas. J’essayais de tout faire seul, bien que j’aurais eu besoin d’aide. Les diagnostics ont parfois intensifié mes symptômes, car j’ai cessé de compenser, ce qui est fréquent avec un diagnostic tardif, je pense : on lâche prise et les symptômes semblent s’intensifier. Un aspect positif est que un diagnostic apporte une légitimité rassurante, et permet aussi de trouver des stratégies adaptées. Cependant, certains restent figés après un diagnostic, noyés dans leurs difficultés, et le manque de prise en charge en France aggrave cela. Pour ma part, je m’en sors, mais ce n’est pas le cas de tous. Le plus difficile pour moi a été la perte de mobilité. Il y a eu une période où je ne pouvais même pas marcher cinq minutes et j’ai dû utiliser un fauteuil roulant. Le regard des autres, me prenant pour faible, était pénible, mais j’ai appris à l’accepter. J’aurais pu ignorer mes difficultés, mais cela aurait été pire. Quand j’étais plus jeune, je m’obstinais notamment à pratiquer des sports de combat, ce qui a aggravé ma santé. Accepter qu’on ait besoin d’aide est essentiel pour avancer. Aujourd’hui, j’accepte mes faiblesses, ce qui, pour moi, est la véritable force.

  1. Est-ce que tu penses que les gens perçoivent différemment les troubles mentaux et les handicaps physiques ? Certaines formes d’handicap sont-elles plus acceptées que d’autres ?

« Les troubles courants, comme le diabète, sont plus facilement compris, tandis que des pathologies moins connues, comme le HSD (trouble du tissu conjonctif), sont difficiles à faire comprendre, car elles sont méconnues et ne reposent que sur un diagnostic clinique sans preuve physique. C’est pareil pour les symptômes invisibles, comme la douleur. Quand on est avec un fauteuil roulant, la difficulté est évidente, les gens l’acceptent davantage, car ce handicap physique est visible. Mais les troubles moins connus, invisibles ou psychiques manquent de visibilité et sont souvent mal compris. Les gens ont souvent besoin de voir les difficultés pour mieux les comprendre. »

  1. Quels stéréotypes ou préjugés aimerais-tu voir déconstruits en ce qui concerne tes conditions ? Quels changements aimerais-tu voir dans les attitudes des gens ? 

« Le TDI est souvent réduit à la présence d’alters, mais il est beaucoup plus complexe, avec des symptômes traumatiques comme des flashback, des cauchemars… de la dissociation pathologique qui amène de l’amnésie, de la déréalisation… Trop souvent glamourisé, ce trouble est parfois perçu comme un phénomène sensationnaliste, où l’on cherche à voir les alters comme si on regardait un film. Un phénomène similaire touche l’autisme et le TDAH, où ces troubles sont parfois présentés comme des fonctionnements différents positifs, ignorant les défis réels. Par exemple, les problèmes sociaux des autistes pourraient amener à tort la vision de quelqu’un de non influençable, ce qui minimise la réalité des difficultés sociales et amenant de la désinformation. Un autre problème récurrent est la minimisation des symptômes. Par exemple, pour la bipolarité, on entend souvent que l’on est « un peu déprimé », sans comprendre l’intensité des symptômes. Les phases maniaques peuvent notamment mener à des comportements destructeurs, comme des dépenses imprudentes ou des nuits blanches qui se cumulent, et à une perte totale de contrôle sur des besoins essentiels comme manger ou boire. »

  1. Comment ta condition influence-t-elle tes relations avec les autres et ta place dans la société, par rapport à l’expérience des personnes sans handicap physique ou mentaux ?

« Réussir à voir ma place dans la société est un combat. Les personnes handicapées sont souvent enfermées dans des stéréotypes. D’un côté, il y a le « bon handicapé », qui dépasse ses difficultés et est positif, et de l’autre, le « mauvais handicapé », perçu comme ne faisant pas assez d’efforts, et négatif. Cette vision est réductrice et frustrante. Les adaptations promises qui pourraient aider à l’intégration sont souvent ignorées. Par exemple, durant mes études, on m’avait promis des ajustements pour ma photophobie, mais rien n’a été fait. Une simple communication de l’administration aurait suffi pour éviter des remarques embarrassantes en classe. Ces manquements engendrent une accumulation de petits problèmes qui rendent la vie plus difficile. La société donne l’impression de s’adapter, mais souvent, c’est juste une façade. Bien que des progrès aient été réalisés, il reste encore beaucoup à faire. »

  1. Selon toi, est-ce que la société offre suffisamment de soutien et d’opportunités aux personnes ayant des parcours aussi complexes que le tien ?

« Bien que des accompagnements pour les personnes en situation de handicap se développent, ces initiatives restent souvent limitées à des clichés et à des situations simples. Il manque des solutions adaptées aux parcours plus complexes. Pourtant, il serait facile de concevoir des stratégies sur mesure. Le véritable problème réside dans le manque d’écoute des personnes concernées. Paradoxalement, si elles étaient écoutées pour exprimer leurs besoins, des solutions efficaces pourraient être mises en place. Malheureusement, une attitude paternaliste domine, où des personnes valides croient savoir ce qui est nécessaire, sans tenir compte de la réalité de l’individu. Sans écoute, aucune solution ne peut être efficace. »

  1. Quel type de soutien ou d’accompagnement souhaiterais-tu voir davantage, aussi bien dans la société que dans ton entourage ?

« Il est crucial d’améliorer la prise en charge des personnes handicapées, qu’elles aient des troubles physiques ou psychiques. Sans un accompagnement adéquat, elles se retrouvent seules face à leurs symptômes, ce qui complique tout. Il est également nécessaire de mieux former les professionnels. Par exemple, les formations des psychologues en France ne suivent pas toujours l’évolution des connaissances en psychologie. En outre, les personnes concernées doivent avoir une place plus importante dans le processus de soin, avec une écoute attentive. Le concept de « patient expert », patients donnant leur expertise sur des pathologies et troubles qu’ils vivent, commence à émerger, mais il reste trop rare, notamment pour les troubles psychiques. Ces initiatives devraient être amplifiées, car en écoutant ceux qui vivent les pathologies, une grande partie du travail est déjà fait. »

  1. Quelles sont les principales difficultés que tu rencontres avec le système de santé, et comment penses-tu qu’il pourrait être amélioré ?

« Les principales difficultés que je rencontre avec le système de santé concernent la compétence des professionnels. Peu d’entre eux connaissent véritablement les troubles que je traverse, à part des notions générales. Souvent, je suis mieux informé qu’eux. Pour une prise en charge adaptée, je suis obligé de consulter plusieurs professionnels pour chaque trouble, alors qu’un spécialiste capable de gérer l’ensemble de mes troubles serait plus pertinent. Par exemple, mon psychiatre, spécialiste de la bipolarité et du TDAH, ne prend pas en compte l’impact du TDI sur la bipolarité, ce qui limite l’efficacité de la prise en charge. Si les professionnels se renseignaient ou échangeaient davantage, la prise en charge s’améliorerait. Pourtant, beaucoup ne le font pas, parfois par égo. Une psychologue spécialisée dans le TDI a, par exemple, rejeté mes symptômes en les attribuant à tort à l’autisme, et jugeant mon cas trop complexe. Une meilleure formation continue, davantage d’ouverture d’esprit et la reconnaissance de l’expertise des patients sont cruciales pour améliorer la prise en charge. »

  1. Comment arrives-tu à concilier tes besoins spécifiques avec les exigences de la vie quotidienne ? Utilises-tu des stratégies ou mécanismes pour naviguer dans ces défis ?

« Concilier mes besoins spécifiques avec la vie quotidienne est un véritable défi, mais cela commence par une compréhension claire de mes besoins et la mise en place de stratégies adaptées. Par exemple, j’ai recours à un service d’aide pour des tâches comme le ménage. La gestion de mes troubles, tels que l’autisme, la bipolarité et le TDI, nécessite une vigilance constante. J’utilise une application pour suivre mes symptômes de bipolarité et prévenir les épisodes, et je prends des médicaments, comme le lithium, pour stabiliser mon humeur. Oublier ces médicaments peut avoir des conséquences graves. Le plus difficile reste la charge mentale : être constamment attentif à mes traitements, symptômes et stratégies d’adaptation est épuisant. Même avec des solutions en place, cela reste lourd, tant pour moi que pour ceux qui m’accompagnent. »

  1. Quelles forces ou aspects positifs as-tu développés grâce à tes expériences et difficultés ?

« Mes expériences m’ont permis de développer des stratégies d’adaptation efficaces et d’accepter mes limitations, me rendant plus équilibrée que si je n’avais pas affronté ces difficultés, bien que ce chemin reste semé d’embûches. Cependant, tout le monde ne réagit pas de la même manière face à l’adversité. Certains se sentent brisés et peinent à surmonter leurs épreuves. L’idée que ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort mérite d’être déconstruite : pour certains, les épreuves renforcent la résilience, mais pour d’autres, elles deviennent un poids insupportable. Et ça n’est pas un manque d’effort ou une question de faiblesse. Pour ma part, j’ai intégré mes difficultés, mais ce processus reste profondément personnel. Ces épreuves m’ont appris la tolérance et la sérénité, m’éloignant de l’idée de l’individu invincible et m’aidant à devenir plus ouvert et équilibré. »

  1. Au regard de ton parcours, il y a-t-il des idées ou messages que tu aimerais-tu partager avec les lecteurs de cet article ?

« Il est crucial d’éviter de ramener les situations à soi, car comparer des situations différentes nous amène à minimiser l’expérience de l’autre. Respecter le vécu de chacun, sans jugement ni prétention à l’expertise, est essentiel. Il est important d’écouter sans donner d’avis non sollicité, surtout si l’on n’est pas un professionnel de santé ou soit même concerné par le même trouble ou la même pathologie, même si le désir de partager peut parfois devenir intrusif. Il vaut aussi mieux se renseigner soi-même pour comprendre un trouble ou une maladie, plutôt que d’attendre que l’autre fournisse toutes les informations. Les personnes en situation de handicap entendent en permanence les mêmes questions, ce qui peut être épuisant. Enfin, il est primordial de reconnaître la légitimité de toutes les pathologies. Beaucoup minimisent leurs symptômes, mais il faut se rappeler qu’une prise en charge est un droit. Les errances diagnostiques sont fréquentes, et la quête d’un diagnostic légitime. L’autodiagnostic peut être utile pour comprendre ce que l’on vit, mais il ne doit pas être pris pour une vérité absolue. Un accompagnement professionnel reste nécessaire, mais est encore aujourd’hui trop un luxe, difficilement accessible. »

Texte révisé par Delya Leila Rahal 

Références

Stapleton, H. (2023, 7 juillet). Seeing Disability Differently [Image en ligne]. Consulté sur https://penntoday.upenn.edu/news/penn-sas-seeing-disability-differently

Ressources recommandées par la personne interrogée :