Sur la nature des perceptions; Une courte vue des pensées leibniziennes – par Simon Gravel

Some nights I don’t sleep. So I think, I think… I think about how it was. That’s all I have left… What do you see when you look at me? A grumpy old man who drools when he eats, who never answers questions. Who mixes everything up. Who’s kept busy by getting his meals. But that’s not me. Me, I wear short pants. I’m nine years old. I can run faster than the train. I don’t feel my aching back anymore. I’m fifteen, and I’m in love.

Ainsi proclame Nemo Nobody le vieil homme, personnage du long métrage Mr. Nobody (2009) de Jaco Van Dormael, alors qu’il relate à un étudiant journaliste ses mémoires qui font de lui ce qu’il est, ou en fait, ce qu’il aurait pu être. D’une puissance subtile, ce monologue constitue une part du ciment fondateur du mythe de Nemo Nobody, lui pour qui le script de sa vie n’avait pas encore été écrit ; pour qui le temps n’était pas linéaire.

Véritable dissertation sur l’importance du choix dans la réalité de l’humain, ce long métrage appuie sa réflexion sur le fait « imperturbable » que la perception et la vie de l’Homme sont ancrées et existent par la nature linéaire et continue du temps : If you break a plate, it’s broken forever. If you mix the mashed potatoes and the sauce, you can’t separate them later. It’s forever. The smoke comes out of daddy’s cigarette, but it never goes back in. We cannot go back. That’s why it’s hard to choose. You have to make the right choice. Ainsi, parce que le temps avance dans une direction, la conséquence suivra toujours la cause. De la même manière, une perception consciente suivra toujours sa propre cause, dans ce cas une réception d’information de notre environnement par notre système sensoriel (Goldstein, 2015).

Avec l’avènement encore récent des sciences quantiques et de la théorisation du continuum espace-temps, ces thématiques et réflexions peuvent elles-mêmes nous sembler aussi jeunes… mais à tort !

Gottfried Wilhelm Leibniz, éminent penseur et mathématicien du XVIIe siècle, est l’esprit (avec Newton) derrière le développement du calcul intégral. Selon Adèle Van Reeth, philosophe et animatrice de l’émission radiophonique Les chemins de la philosophie sur France culture, il demeure l’un des derniers génies universels, nous laissant entre autres sa formalisation de la logique, sa monadologie, et sa théodicée.

Bien que les travaux de Leibniz laissent plusieurs de ses contemporains sans voix, faute d’être totalement compris, certaines de ses idées seront empruntées ici et là dans l’évolution des sciences et du raisonnement ; nommons ainsi le structuralisme de William James et la phénoménologie de la nature de Goethe.

Petites perceptions, un temps en continu

En étudiant les songes de Leibniz, s’il est question d’un pilier, d’un principe fondateur qui agit sur l’universel, c’est bien le principe de continuité. Tout ce qui se produit, existe ou devient se trouve issu d’un processus continu. En d’autres mots, « La Nature ne fait pas de sauts ». Une idée n’apparaît donc pas soudainement, et un adulte a forcément déjà été enfant (Van Reeth, 2018).

Pour qu’une chose soit, elle doit ainsi répondre de ce principe universel ; et cela de même pour la perception que l’humain a de sa réalité.

Du même penchant que le structuralisme de James, lequel affirme que le « tout est égal à la somme des parties », le « tout » chez Leibniz, soit la perception consciente (qu’il nommera aperception), est en fait la somme de ce qui le compose : les petites perceptions, qui sont, elles, inconscientes. (Hergenhahn et Henley, 2016).

Les petites perceptions sont ces sensations, ces idées, ces unités imperceptibles qui influencent le cours de la pensée. Ce sont les bruits individuels que font chaque goutte qui compose une vague. Ce sont les inconforts viscéraux, stomacaux, qui font tendre la main vers le réfrigérateur. Les liaisons entre ces petites perceptions font entendre une vague dans le premier cas, et forment la faim dans le deuxième (Van Reeth, 2018).

Or comment un sens peut-il être tiré de cette quantité continue, infinitésimale, d’informations ? Comment concevoir un son distinct dans une mer de bruits ?

C’est qu’il se cache, dans cet ensemble de contenu, une tendance au discernement, une « volonté » d’organisation. Cette « volonté » qu’ont les petites perceptions, Leibniz la nomme appétition, en référence à la recherche d’une satiété des sens. L’attention que l’humain porte à un objet, ou à une sensation, facilite le processus d’organisation ; ses organes sensoriels étant les instruments d’expression de ces petites perceptions. En s’assemblant, ces petites perceptions forment une constellation de possibilités, pour finalement en extirper la meilleure, ou la plus probable. Ensemble, elles franchissent le seuil de la conscience : l’aperception (Van Reeth, 2018).

La perception, comme toute chose, répond donc du principe de continuité. Il n’y a de saut que si le temps s’arrête ; or comme le temps ne s’arrête pas, et que les petites perceptions bombardent constamment l’individu, le changement a toujours lieu. La perception existe ainsi par le fait même que le temps ne s’arrête jamais : la perception est continue, parce que le temps est continu. Elle est ce qu’elle est, par ce qu’elle a été (ou aurait pu être), et par ce qu’elle devient ; tout comme la vie elle-même — c’est ce que Nemo Nobody, le vieil homme, se trouve à comprendre dans l’extrait du long métrage cité plus haut.

À n’y rien comprendre

À première vue loufoques, ces propos leibniziens offrent cependant une compréhension de la perception qui est somme toute assez près de plusieurs conceptions aujourd’hui acceptées et étudiées.

L’inconscient freudien, par exemple, semble influencer la conscience du Moi dans des processus semblables : la nature d’une réaction, d’une perception, ou d’un choix, peut découler d’une constellation d’influences inconscientes et de pulsions. Ensemble, ces influences sont à la source du patron réactionnel de l’individu.

Le connexionnisme de Hebb, selon lequel une donnée entrante active un concept, qui lui en « réveille » un second, puis un autre, pour en donner une donnée sortante, s’apparente à l’assemblage des petites perceptions de Leibniz : une perception finale découle d’une myriade de connexions antérieures. Un lien souvent utilisé est alors renforcé, et dirige les perceptions futures sous les lois de la probabilité (Hergenhahn et Henley, 2016).

Dans un même ordre d’idées, la neuropsychologie moderne nomme habituation sensorielle le fait qu’un neurone en stimulation continue décroît graduellement sa réponse nerveuse. Ainsi, un bras pressé par un doigt, après un certain temps, ne sentira plus de pression, tout comme un œil parfaitement immobile devant une image perdra graduellement la vision. Dans le dernier cas, la vision se trouve possible par la stimulation constante de l’œil, notamment grâce à ses microsaccades qui réactualisent constamment l’image sur la rétine. À la manière de la perception de Leibniz, la vision existe par le changement continuel des stimulations, ou par la continuité des petites perceptions (Goldstein, 2015).

Cette plongée dans cette mer que sont les travaux de Leibniz ne fait qu’effleurer leur complexité. À quiconque souhaite en apprendre davantage sur le penseur est invité à écouter les quatre émissions à son sujet aux Chemins de la philosophie, ou encore à redécouvrir les cours du philosophe Gilles Deleuze consacrés à Leibniz, disponibles sur la chaîne YouTube.

Que notre réalité conçoive le temps comme étant ce vaisseau qui suit une course régulière et imperturbable, il convient néanmoins de se poser les questions suivantes : et si ce dernier n’était pas absolument voué à suivre un chemin précis ; et s’il était plus que ce que l’on croit connaitre ?

Pour citer encore Nemo Nobody :

Time is a result of the expansion of Universe itself, but what will happen when the Universe has finished expanding … and the movement is reversed? What will be the nature of time? Et dans ce cas, quelle sera alors la nature de la perception ?


Références

Dupont, D. (2017, 28 janvier). Gilles Deleuze sur Leibniz — Le point de vue (1986) [vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=gVpcNjE3vY8

Goldstein, E. B. (2015). Cognitive psychology, connecting mind, research, and everyday experience (4e éd.). Cengage Learning.

Hergenhahn, B. R. et Henley T.B. (2016). Introduction à l’histoire de la psychologie (2e éd.). Modulo.

Van Dormael, J. (réalisateur). (2009). Mr. Nobody [film cinématographique]. Pan-Européenne.

Van Reeth, A. (animatrice). (2018, 25 janvier). Éloge des petites perceptions. (n°4) [balado]. Dans Les chemins de la philosophie. France.Culture. https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/eloge-des-petites-perceptions

Révisé par Alexandra Guité-Verret


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