Rien de nouveau sous le soleil, je ne vous surprendrai pas avec le vieil adage : l’argent ne fait pas le bonheur. C’est un brin approximatif, il faut évidemment avoir de quoi se nourrir et se loger, par exemple. Bref, bien que l’argent ne fasse pas le bonheur, il empêche certainement le malheur de la précarité.
Mais qu’est-ce qui permet de l’augmenter, le bonheur?
Bien sûr, les réponses ne sont pas des conneries comme avoir une Ferrari, une Lamborghini ou toute autre voiture qui finit en i. En effet, le bon sens suffit à faire naître cette réflexion, mais des études sur les gagnant.e.s de loterie enfoncent le dernier clou dans le cercueil en bois de rose de la luxure (Sherman, Shavit & Barokas,2020).
Là où le bât blesse pour cette question, c’est l’idéologie selon laquelle le progrès est une source de bien-être, plus particulièrement le progrès économique, technique et académique. Et oui, je dis donc que les vaccins, l’internet, les avions et même le McDonald’s ne sont pas des sources de bien-être. Les théories incroyablement génialissimes de nos psychologues préféré.e.s non plus.
Des chercheur.se.s ont analysé le contenu de millions de livres écrits entre 1820 et 2009 pour évaluer le niveau de bonheur subjectif de la population à travers les siècles. Iels ont utilisé un algorithme d’analyse de sentiments pour détecter l’utilisation de mots qui auraient une certaine valeur positive ou négative sur le bien-être. Toutefois, les limites de ce type de recherche sont nombreuses, entre autres le fait que les algorithmes sont parfaitement incompétents face au contexte, au sarcasme ou encore à l’ironie.
Malgré tout, les faiblesses de cette recherche n’affectent pas l’hypothèse que je tente de démontrer. Le niveau de bien-être subjectif des privilégié.e.s qui ont écrit des livres entre 1820 et 2009 démontre des fluctuations marginales au fil des années. Le progrès des deux derniers siècles n’a pas affecté positivement le bien-être subjectif. Observez par vous-même.
Hills, T. T., Proto, E. , Sgroi, D. and Seresinhe, C. I. (2019)
Premièrement, nous pouvons constater que le niveau de bien-être subjectif est incroyablement stable. Les guerres, les crises économiques et l’espérance de vie ne sont que de minables adversaires face à la résilience de notre bien-être. En 1820, on chiait dans des seaux et maintenant, nous avons des toilettes avec bidet. Comment expliquer que nous ne sommes pas plus heureux.se.s?
La commission Stiglitz-Sen-Fitoussi de 2009 fournit un début d’explication. Elle arrive à la conclusion que la croissance économique n’améliore ni la qualité de vie, ni les bien-être individuel et sociétal. Selon cette commission experte en la matière, cela s’explique principalement par l’exploitation, les dettes, le siphonnement de nos précieuses ressources naturelles, la destruction de l’environnement ainsi que la pollution. Le négatif contrebalancerait donc les éléments positifs du Ô grand Progrès.
J’ajouterais le principe de l’adaptation hédonique, selon lequel notre bien-être fluctue en fonction d’événements positifs et négatifs, mais qu’il oscillera toujours autour d’un niveau de bonheur de base, qui est très stable dans le temps et en grande partie déterminé par la génétique. Il est à noter que le progrès ne permet pas d’élever ce seuil de base et ne protège pas forcément contre les diminutions de celui-ci.
Est-il juste alors d’affirmer que nous perdons notre temps à travailler, à effectuer des recherches et des études? Suffirait-il que tout le monde ait assez à manger et qu’on laisse le reste à l’adaptation hédonique?
Non, pas vraiment. Le progrès technique supporte quand même indirectement le bien-être. Nous ne pouvons pas être heureux.se.s si nous sommes mort.e.s, par exemple.
Repensons également au graphique du bien-être subjectif entre 1820 et 2009. Le niveau de bien-être est très semblable, mais les États-Unis comptent désormais 330 millions d’individus comparativement à 10 millions en 1820. Devrions-nous dire qu’il y a 33x plus de bonheur aux États-Unis dorénavant? Et cela grâce au progrès qui nous permet de nourrir beaucoup plus de citoyen.ne.s. Je n’en suis pas si sûr.
Bref, il paraît évident que le progrès permet de supporter le bien-être, mais il ne semble pas le causer.
Je vous invite à vous questionner à votre tour sur les moyens possibles afin d’augmenter votre seuil hédonique de base. En ce qui me concerne, cela demeure très nébuleux. Une piste intéressante à ne pas négliger est le fait que le seuil hédonique de base diminue quand un individu fait de la prison (Wildeman, Turney, Schnittker, 2014), mais remonte lorsqu’il en sort. Il y a donc, de manière évidente, des facteurs environnementaux qui peuvent affecter notre seuil hédonique.
Finalement, en considérant le succès très mitigé que nous avons eu au cours des 200 dernières années à tenter d’améliorer le bien-être subjectif, ne serait-il pas temps de prioriser d’autres objectifs?
« Être sédentaire, c’est dans tête que c’est dangereux man
le corps calme, l’esprit qui rame au maximum, chum ».
– Loco Locass
Texte révisé par Georgiana Cristina Taucean
Références:
Christopher Wildeman, Kristin Turney, Jason Schnittker, « The Hedonic Consequences of Punishment Revisited », The Journal of Criminal Law & Criminology, vol. 104, no 1, 2014, p.133-164
Hills, T. T., Proto, E. , Sgroi, D. and Seresinhe, C. I. (2019) Historical analysis of national subjective wellbeing using millions of digitized books. Nature Human Behaviour, 3, 1271–1275-1275
Simon, O. (2010). Mesure des performances économiques et du progrès social : les conclusions de la Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi. Économie & prévision, 193, 121-129. https://doi.org/10.3917/ecop.193.0121
Tower, A. (28 janvier, 2018).Taureau dans la ville [Image en ligne]. Pixabay. https://pixabay.com/fr/photos/taureau-statue-symbole-animal-3112617/