L’expérience de flow – Par Dorothée Morand-Grondin

Une femme est assise devant le piano. Elle sait que tous.toutes les spectateur.rice.s l’observent, elle qui est seule sur la scène. Aveuglée par les projecteurs portés sur elle, elle replace sa robe en un vif mouvement, séchant ses mains moites du même coup. Elle se demande bien comment il lui sera possible de performer, ses doigts étant si fébriles et son cœur si vibrant. L’agitation et l’excitation l’habitaient en même temps que la peur et l’anxiété. Après une longue et lente expiration, elle se décide, pose délicatement ses doigts sur les premières touches, sans toutefois les jouer. Une dernière hésitation. Puis, sentant les lourds regards anticipants rivés sur elle, la femme enfonce les touches avec passion et férocité en une puissante mélodie. Une fois lancée, elle ne peut s’arrêter. C’est une pièce difficile, mais elle sait qu’elle peut y arriver. Alors que le morceau prend forme, elle ne sent plus les yeux des spectateur.rices.s portés sur elle et ses doigts semblent pianoter sans qu’elle n’y réfléchisse. Ses mains la contrôlent, et elle devient le piano. Plus rien n’a d’importance autre que ce ressenti vigoureux et agréable. Sans qu’elle le devine, un sourire prend place en douceur sur ses lèvres. Elle sent enfin que toutes ses heures de pratique lui permettent d’être à la hauteur de ce défi. Puis, la pièce prend déjà fin, la femme revient à la conscience de la salle de spectacle, elle salue le public qui applaudit sans repos et quitte la scène, satisfaite. 

Ce que cette pianiste vient d’expérimenter, c’est ce qu’on appelle une expérience de flow. Ce serait Mihály Csikszentmihalyi, un chercheur hongrois qui, dans les années 1970, aurait pour la première fois proposé le « flow » comme représentant un état mental caractérisé par une immersion totale et engagée dans la tâche (Demontrond et Gaudreau, 2008; IGI Global, 2022; Stavrou et al., 2007). Comme le mentionne Biasutti (2011) dans le cadre de ses travaux de recherche, Csikszentmihalyi s’intéressait à des individus s’adonnant à des activités qui n’étaient pas récompensées extrinsèquement : ils.elles s’adonnaient à ces activités pour leur simple plaisir, comme le font certain.e.s artistes, écrivain.e.s, athlètes et maîtres d’échecs. Il a découvert que le plaisir ne provient pas nécessairement d’activités relaxantes, mais survient plutôt durant certaines activités intenses, alors que l’attention est complètement mobilisée. C’est ce qu’il a appelé « l’expérience de flow », référant à la sensation d’être porté.e par le flux d’une rivière lors de ces activités (Biasutti, 2011). Ce « flow » peut également être qualifié d’expérience optimale (IGI Global, 2022) et est accompagné de multiples affects positifs. Pour atteindre ce genre d’expérience, une concentration intense sur la tâche est nécessaire, ce qui engendre entre autres une perte de conscience de soi réflexive (arrêter de penser et porter attention au monde qui nous entoure), un sens de contrôle sur ses actions, une distorsion de l’expérience temporelle (les heures semblent passer en quelques secondes) et une immersion totale dans la performance (Abuhamdeh, 2020; Stavrou et al., 2007; Keller et Blomann, 2008). 

Toutefois, la concentration ne suffit pas pour atteindre le flow. L’activité doit être perçue comme étant un défi considérable concordant avec le niveau de compétence qui, lui aussi, se doit d’être assez élevé (Abuhamdeh, 2020). Ainsi, cette expérience aurait lieu assez rarement dans la vie (Abuhamdeh, 2020). Selon certain.e.s, l’expérience de flow ne dépendrait pas de la nature objective du défi ou des compétences, mais plutôt de la perception subjective de l’existence d’un défi et de la nature des compétences pour faire face à ce défi (Stavrou et al., 2007). Le flow serait expérimenté lorsque la perception du défi et des compétences sont en juste équilibre (Stavrou et al., 2007). D’un autre côté, lorsque la perception des compétences est supérieure à celle du défi, il y a un état de relaxation ou d’ennui (le défi n’est pas à la hauteur des compétences), alors que lorsque la perception du défi est supérieure à celle des compétences, il y a un état plutôt anxieux (les compétences ne sont pas à la hauteur du défi). Ainsi, pour atteindre une expérience de flow, l’individu peut ajuster soit ses compétences (augmenter ou diminuer les compétences afin de faire face au défi sans trop de difficultés) ou sa situation de défi (trouver des situations plus ou moins challengeantes). Donc, au fur et à mesure que le niveau de compétences dans une certaine activité augmente, nous devons trouver des défis de complexité supérieure pour atteindre le flow (Stavrou et al., 2007). En somme, cette expérience survient principalement lors d’activités difficiles et stimulantes pour lesquelles l’individu s’y engageant possède un haut niveau de compétences (Moneta, 2004). Ce type d’expérience a une influence sur le bien-être en permettant de vivre des expériences positives (Moneta, 2004), puisque le flow s’obtient dans la joie, la sécurité et l’envie de pratiquer l’activité (Beaudoin, 2013). En effet, les études interculturelles ont confirmé que le flow favorise le fonctionnement optimal, l’amélioration des habiletés et l’échange fructueux d’informations avec l’environnement, et ceci, grâce à l’engagement créatif dans des activités sélectionnées, sans se soucier de la performance ni des attentes sociales (Csikszentmihalyi et Bouffard, 2017). Ce concept est pertinent entre autres en compétition sportive. Dans ce contexte, un grand nombre d’émotions sont ressenties, et le.la sportif.ve a besoin d’être dans les meilleures conditions possibles pour performer (Demontrond et Gaudreau, 2008). Ainsi, l’expérience de flow pourrait permettre de comprendre les expériences positives vécues par les sportif.ve.s. En effet, le flow serait plus facilement atteignable lors d’activités comme une performance musicale ou sportive dans lesquelles certaines règles sont établies et qui requiert l’apprentissage de certaines compétences spécifiques (Biasutti, 2011). Finalement, comme le proposent Csikszentmihalyi et Bouffard (2017), il serait intéressant, pour le futur, d’examiner les bases neurologiques du flow et comment nous pouvons potentiellement nous servir de cette expérience agréable entre autres en thérapie. 

Texte révisé par Melissa Messaoudene

Références

Abuhamdeh S. (2020). Investigating the « Flow » Experience: Key Conceptual and Operational Issues. Frontiers in psychology, 11, 158. https://doi.org/10.3389/fpsyg.2020.00158

Beaudoin, M. (2021, 13 avril). Chronique santé : l’expérience du « flow » (ou flux) et ses bénéfices [entrevue radiophonique]. Dans Vivement le retour. Radio-Canada. https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/vivement-le-retour/segments/chronique/350968/flow-etat-esprit-concentration-motivation

Biasutti, M. (2011). Flow and Optimal Experience. Dans Runco, M. et Pritzker, S. (dir.), Encyclopedia of Creativity (2e éd., p. 522-528). Academic Press. https://doi.org/10.1016/B978-0-12-375038-9.00099-6 

Csikszentmihalyi, M et Bouffard, L. (2017). Le point sur le flow. Revue québécoise de la psychologie, 38(1), 65-81. https://doi.org/10.7202/1040070ar  

Demontrond, P. et Gaudreau, P. (2008). Le concept de « flow » ou « état psychologique optimal » : état de la question appliquée au sport. Staps, 79, 9-21. https://doi.org/10.3917/sta.079.0009 

IGI Global. (2022). What is flow experience. https://www.igi-global.com/dictionary/flow-experience/11276 

Keller, J. et Blomann, F. (2008). Locus of control and the flow experience: An experimental analysis. European Journal of Personality, 22(7), 589–607. https://doi.org/10.1002/per.692

Hassan, M. (2018). [randonneur.euse en montagne] [image en ligne]. Pixabay. https://pixabay.com/fr/photos/randonneur-sac-%c3%a0-dos-montagne-d%c3%a9fi-3338589/ 

Moneta, G. B. (2004). The flow experience across cultures. Journal of Happiness Studies: An Interdisciplinary Forum on Subjective Well-Being, 5(2), 115–121. https://doi.org/10.1023/B:JOHS.0000035913.65762.b5

Stavrou, N. A., Jackson, S. A., Zervas, Y. et Karteroliotis, K. (2007). Flow experience and athletes’ performance with reference to the orthogonal model of flow. The Sport Psychologist, 21(4), 438–457. https://doi.org/10.1123/tsp.21.4.438

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