Alexithymique – Par Méghan Isabelle Pilon

J’ai peut-être sous-estimé l’importance et la portée des émotions. Ce n’est que tout récemment, en traversant un deuil douloureux, que j’ai compris que les émotions étaient fondamentales et qu’elles menaient toutes vers un bien-être éventuel, même les plus désagréables. Les exprimer aussi, c’est essentiel. Je ne me serais pas vu traverser ce deuil seule, sans pouvoir communiquer mes sentiments avec mes proches. En plus de nous guider et de nous adapter à notre environnement, les émotions ont une fonction sociale considérable. Elles facilitent les interactions sociales, communiquent aux autres notre état interne et les informent de nos besoins (Cournoyer, 2022). Elles rassemblent. Ce deuil que j’ai traversé était constitué de rafales d’émotions, parfois teintées de larmes, et parfois de rires. Chacune d’entre elles a été nécessaire pour avancer. 

Je me suis demandée à quel point les émotions étaient indispensables à l’existence humaine. Comment quelqu’un.e pourrait-il.elle vivre, s’adapter et évoluer sans émotions?

Difficile de s’imaginer un tel vide, ou une telle confusion. Et pourtant, la carence en émotions est une réalité pour certain.e.s. Il existe un syndrome caractérisé par une grande difficulté à identifier ses émotions, à trouver les bons termes pour les décrire et à les distinguer des sensations physiques. En 1973, le psychothérapeute Peter Emanuel Sifneos est le premier à noter ce type de symptômes chez des patient.e.s souffrant de maladies psychosomatiques, c’est-à-dire des maladies caractérisées par un trouble psychologique qui se transforme en trouble physique (Psychosomatique, s. d.).  Sifneos note également que ces patient.e.s ont une imagination très limitée et évitent complètement de porter attention à leurs expériences internes et à ce qu’ils.elles ressentent. Il nomme cet ensemble de symptômes l’alexithymie, qui est reprise par d’autres chercheur.e.s par la suite (Goerlich, 2018). On résume maintenant l’alexithymie comme des perturbations au niveau affectif et cognitif, entraînant un déficit dans l’expérience, la description et la régulation de ses émotions (Duquette, 2020).

Les personnes alexithymiques ne sont peut-être pas complètement dépourvues d’émotions, mais semblent incapables de les reconnaître et d’en parler, comme si elles.ils avaient perdu la clé pour y accéder. Elles.ils en sont complètement aveugles, dénué.e.s de tous les repères qu’elles offrent.

Ces informations doivent toutefois être prises avec un grain de sel. Le terme « alexithymie » n’est, en effet, pas adopté par l’ensemble de la communauté scientifique. La preuve, on ne retrouve aucune mention de l’alexithymie comme trouble mental dans le DSM-5 (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) (Ricciardi et al., 2015). Il faut admettre que les émotions et l’état interne sont très complexes à analyser. Il n’y a pas grand-chose de plus abstrait et subjectif que l’expérience émotive. Les résultats de recherche très hétérogènes et la difficulté à définir clairement l’alexithymie expliquent la réticence des chercheur.e.s à l’adopter comme diagnostic pour des patient.e.s. 

Les causes d’un tel déficit émotionnel sont toutes aussi difficiles à cerner. De nombreux.ses chercheur.e.s de toutes les écoles de pensée en psychologie se sont penché.e.s sur le sujet, et ont proposé une multitude de théories. Pour certain.e.s, ce syndrome est considéré comme un trait de personnalité stable, sur un continuum allant du normal à la pathologie, insinuant qu’il serait inné. À l’opposé, d’autres affirment que le niveau d’alexithymie varierait lorsque l’on apporte certaines modifications à l’environnement de l’individu, donc qu’il serait acquis au cours de la vie (Pasquier, 2021). L’approche psychodynamique avance l’idée que l’alexithymie résulte de perturbations du développement affectif de l’individu à la suite d’un traumatisme psychique vécu à l’enfance, ou à un trouble post-traumatique vécu plus tard dans la vie. Selon le concept de la conscience émotionnelle conçue à partir de la théorie du développement de Piaget, l’alexithymie naîtrait d’un dysfonctionnement dû à un trouble spécifique du développement qui entraverait la croissance de la conscience émotionnelle de l’individu (Duquette, 2020). Pour d’autres chercheur.e.s, l’alexithymie relèverait d’un processus adaptatif en réaction à une situation, pour se protéger des émotions négatives (Pasquier, 2021). Du côté des neurosciences, des études en imagerie fonctionnelle et structurelle ont identifié l’amygdale, l’insula, le cortex cingulaire antérieur et le cortex préfrontal comme régions du cerveau liée à l’alexithymie. Il est toutefois encore difficile de définir un mécanisme neurobiologique précis responsable du trouble, ce qui serait essentiel pour développer des traitements psychologiques et pharmacologiques efficaces (Goerlich, 2018).

Bien qu’on soit loin d’un consensus sur le construit de l’alexithymie, on reconnaît le problème lié aux déficits émotionnels. La souffrance de ceux et celles atteint.e.s est réelle, d’où l’importance de continuer les recherches, aussi complexes soient-elles, afin de les soulager, de limiter les risques associés et de prévenir l’apparition d’un tel trouble. 

L’alexithymie entraîne en effet de graves conséquences, autant sur le plan physique que psychologique. Les personnes alexithymiques éviteraient de consulter un.e professionnel.le.s pour leurs difficultés émotives, de crainte d’être confronté.e.s à leurs émotions. Toutefois, elles.ils se retrouvent bien souvent à consulter pour un problème médical lié, comme un trouble alimentaire ou un abus de substances psychoactives (Jouanne, 2006). L’alexithymie accompagne régulièrement un trouble mental, tel que la dépression, l’anxiété, le trouble panique ou l’état de stress post-traumatique, et/ou un trouble somatique tel que l’hypertension artérielle, la douleur chronique, l’asthme ou le diabète. Considérant leurs grandes difficultés à se réguler lors de situations émotionnelles difficiles, les personnes alexithymiques seraient plus enclin.e.s à internaliser les affects négatifs et à ruminer comme moyen maladroit de gérer leurs émotions, contribuant ainsi au développement de troubles dépressifs (Luminet et al., 2013). Une théorie qui expliquerait le lien entre l’alexithymie et les troubles somatiques soutient que ceux et celles atteint.e.s confondraient leurs symptômes physiques liés à l’activité émotionnelle (comme l’estomac noué lors d’une situation stressante) avec les symptômes d’une maladie physique considérant leur incapacité à reconnaître les émotions. Une autre théorie affirme que le manque de régulation émotionnelle entraînerait une activité physiologique plus intense et/ou prolongée lors d’un événement émotionnellement éprouvant (Luminet et al., 2013). 

Malgré le manque de concordance entre les théories, l’impact de ce trouble sur le corps est indéniable. Dans l’espoir de réduire la tension qu’entraîne les manifestations physiques des émotions qu’ils ne peuvent réguler, les personnes alexithymiques tombent souvent dans l’abus, la dépendance et la prise de risques. Leurs relations interpersonnelles en sont également affectées. Leurs comportements généralement froids et distants, ainsi que leur difficulté à saisir les humeurs, intentions et désirs des autres rendent difficiles l’établissement de relations profondes. Elles.ils sont ainsi victimes d’une faible attractivité sociale, d’un soutien social restreint et d’un sentiment de solitude, ce qui renforce les difficultés quant à la régulation et à l’expression des émotions (Luminet et al., 2013). 

J’en retiens que l’on est encore loin d’avoir des réponses claires quant aux déficits émotionnels et ce malgré le nombre impressionnant de recherches menées dans les 50 dernières années et la foule de théories qui en sont ressorties. Toutefois, les récentes découvertes prouvent que les efforts sont toujours présents dans la communauté scientifique pour éclaircir l’alexithymie et décortiquer les processus émotionnels humains, dans le but d’aider ceux et celles qui souffrent sans jamais n’avoir pu totalement saisir la joie d’être entourée des gens qu’on aime. La plus grande des tristesses sera toujours préférable au plus profond des vides.

Texte révisé par Dorothée Morand-Grondin

Références

CDD20. (2021, 14 mai). [image d’un individu assis, prisonnier dans la tête d’un individu] [image en ligne]. Pixabay. https://pixabay.com/fr/illustrations/prisonnier-cerveau-captivit%C3%A9-6253261/

Cournoyer, A. (2022, 29 novembre). PSY1045-B cours 11 : Les émotions [notes de cours]. Département de psychologie, Université de Montréal. StudiUM. https://studium.umontreal.ca/ 

Duquette, P. (2020). More Than Words Can Say : A Multi-Disciplinary Consideration of the Psychotherapeutic Evaluation and Treatment of Alexithymia. Frontiers in Psychiatry, 11. https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fpsyt.2020.00433

Goerlich, K. S. (2018). The Multifaceted Nature of Alexithymia – A Neuroscientific Perspective. Frontiers in Psychology, 9. https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fpsyg.2018.01614

Jouanne, C. (2006). L’alexithymie : Entre déficit émotionnel et processus adaptatif. Psychotropes, 12(3), 193‑209. https://doi.org/10.3917/psyt.123.0193

Luminet O., Vermeulen, N. et Grynberg, D. (2013). Chapitre 3 – Effets sur la santé physique et psychique. Dans O. Luminet, N. Vermeulen et D. Grynberg (dir.), L’alexithymie : Comment le manque d’émotions peut affecter notre santé (p. 67‑82). De Boeck Supérieur. https://www.cairn.info/l-alexithymie–9782804185961-p-67.htm 

Pasquier, A. (2021). Psychologie et psychopathologie des émotions. Dunod. https://www.cairn.info/psychologie-et-psychopathologie-des-emotions–9782100799138-p-61.htm 

Psychosomatique. (s. d.). Dans Dictionnaire Larousse en ligne. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/psychosomatique/64884

Ricciardi L., Demartini, B., Fotopoulou, A. et Edwards, M. J. (2015). Alexithymia in Neurological Disease : A Review. The Journal of Neuropsychiatry and Clinical Neurosciences, 27(3), 179‑187. https://doi.org/10.1176/appi.neuropsych.14070169

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