Plus grand que les mots – Par Mathilde Chouinard

La communauté scientifique cherche depuis longtemps à étudier les émotions complexes que nous vivons au quotidien. Plusieurs spécialistes ont émis l’hypothèse que certaines de nos émotions les plus reconnaissables – la peur et la tristesse par exemple – se manifestent distinctement dans le cerveau. Ces émotions ne seraient que l’expression d’une réponse spécifique de notre organisme et pourraient donc être observées à l’aide de l’imagerie cérébrale. Les adeptes de cette hypothèse ont découvert, par exemple, que l’activation des amygdales était liée au sentiment de peur et que la partie avant du cortex cingulaire antérieur était souvent activée lors d’un état de tristesse (Barrett et Wager, 2016). Ces deux affirmations sont généralement acceptées par la communauté scientifique et n’ont rien d’étonnant pour un individu s’intéressant à la neuroanatomie des émotions. Cependant, cette vision des émotions est réductrice et nous induit en erreur. En réalité, ce ne sont pas les seules régions activées par ces émotions et, inversement, ces régions ont d’autres fonctions en dehors de l’expression de celles-ci (Barrett et Wager, 2016).

Si nous nous penchons sur l’importance de l’amygdale dans l’expression de la peur, il est étonnant à quel point cette idée est beaucoup plus complexe que ce qui est généralement accepté du grand public. En fait, l’amygdale devrait plutôt être associée au concept de « valeur » (Morrison et Salzman, 2010). Plusieurs études soulignent aujourd’hui que les réseaux neuronaux de l’amygdale déterminent notamment l’importance affective des stimuli, soit leur valeur. Ils joueraient aussi un rôle important dans les processus émotionnels de la motivation (Morrison et Salzman, 2010). Grossièrement, l’amygdale a longtemps été associée à la peur parce qu’elle détermine, entre autres, les situations associées à un affect négatif et nous motive à les éviter à travers le sentiment de peur. 

Au fond, les preuves empiriques qui nous permettraient d’associer un circuit neuronal à chacune de nos émotions se font rares. Les émotions sont un concept familier pour chacun.e d’entre nous et, pourtant, il s’agit d’un phénomène complexe qui est étudié par plusieurs branches de la psychologie allant de la neuropsychologie à la psychologie sociale en passant par la psychologie du développement. La conception neuropsychologique des émotions, quoique populaire, soulève un paradoxe : malgré l’expérience universelle d’émotions vives et distinctes, il existe peu de preuves qui permettent la distinction des différentes émotions vécues par l’individu (Barrett, 2006). Il est encore impossible pour les neuroscientifiques de détecter la présence ou l’absence d’émotions spécifiques à l’aide de la neuroimagerie malgré la facilité à laquelle nous distinguons celles-ci. Au contraire, les neuroscientifiques ont découvert que les émotions étaient construites par plusieurs réseaux activés en tandem (Barrett et Wager, 2016). L’activité produite par différentes émotions peut être corrélée, ce qui explique le défi que représentent la détection et l’identification des émotions dans le cerveau. Se basant sur ce paradoxe, la psychologue et neuroscientifique américaine Lisa Feldman Barrett élabore la théorie de l’émotion construite. L’émotion serait, selon cette théorie, une étiquette que l’individu peut poser en reliant de manière significative les observations qu’iel porte sur soi et sur autrui à ses propres expériences (Barrett, 2014). La catégorisation des différentes émotions serait une étape nécessaire de l’expérience de chacune de celles que nous ressentons. C’est seulement lorsque l’émotion est identifiée et catégorisée qu’elle peut être définie et communiquée (Barrett, 2006). Ainsi, le langage est l’outil qui nous permet de trier et de saisir nos émotions afin de les communiquer. L’identification de ces dernières est donc considérée comme un acte social qui peut être appris, ce qui remet en question l’idée que les émotions sont innées. 

La théorie de l’émotion construite se base sur quatre hypothèses. Premièrement, une émotion est une catégorie conceptuelle (Barrett, 2014).  L’être humain combine les informations provenant de ses sens avec les connaissances qu’iel a accumulées et qui sont associées avec l’émotion perçue. La catégorisation se fait de manière instantanée, continue et automatique (Barrett, 2006), ce qui explique l’absence de contrôle ressentie face à l’émotion. Les émotions sont donc très dépendantes du contexte dans lequel elles sont ressenties. Deuxièmement, l’architecture fonctionnelle du cerveau en entier est impliquée à chaque fois qu’une émotion est perçue afin de construire l’expérience de ladite émotion (Barrett, 2014). Plusieurs réseaux neuronaux sont impliqués, ce qui explique le degré de similarité observé entre toutes les émotions. Troisièmement, les émotions ne peuvent être ni déconstruites ni réduites aux différents réseaux qu’elles impliquent. Elles émergent plutôt de leur interaction (Barrett, 2014). Ainsi, chaque système ne peut pas être étudié individuellement. Finalement, les états émotionnels ont des caractéristiques que les autres états physiques ne possèdent pas (Barrett, 2014).

Par ailleurs, cette théorie peut être utilisée afin d’étudier la relation entre les émotions et le langage. La théorie de l’émotion construite propose l’idée selon laquelle les émotions sont automatiquement catégorisées. Ainsi, les mots qui identifient chacune des catégories peuvent être considérés comme l’étiquette qui s’y réfère et qui nous permet de partager ce que nous ressentons (Lindquist et al., 2015).  Le langage nous permet de communiquer notre expérience à autrui. Cependant, un seul mot est parfois insuffisant pour faire part de toute la richesse et la nuance de l’expérience qu’il encapsule. Par exemple, le mot tristesse englobe ce que nous ressentons quand nous vivons un deuil, quand nous perdons une partie de basketball ou quand nous regardons la pluie à travers notre fenêtre un lundi matin.

Face à l’inaptitude du langage à décrire toute la subtilité de l’expérience humaine, l’écrivain anglophone John Koenig a entrepris la création de mots qui permettront de combler ce vide. Koenig compare les mots à des clés qui ont été créées afin de communiquer avec l’autre et qui permettent ainsi d’accéder à la pensée de cellui-ci (TEDx Talks, 2016a). Quand nous nous demandons si un mot est « réel » ou « inventé », nous cherchons à savoir s’il nous permettra de communiquer efficacement avec l’autre. À combien de personnes cette clé me permettra-t-elle d’accéder? Il est donc possible pour un mot créé de toutes pièces de s’immiscer dans le langage courant si assez de personnes comprennent ce qu’il représente. C’est ce que Koenig a réussi à accomplir avec le mot sonder. Ce nom permet de communiquer l’étrange sentiment qui accompagne la soudaine prise de conscience que chacun.e des inconnu.e.s qui nous entoure et qui forme la trame de fond de notre vie mène une existence toute aussi riche que la nôtre (TEDx Talks, 2016b). Elleux aussi possèdent leurs propres rêves, leurs propres peines et leur propre histoire. De plus, Sonder est la réalisation qu’il nous sera impossible d’explorer la richesse de ces individus qui ne font que croiser notre chemin pour quelques secondes. De leur point de vue, nous sommes tout aussi insignifiant qu’iels peuvent l’être pour nous. Le mot sonder s’est rapidement propagé en ligne, probablement parce qu’il permet d’exprimer un sentiment qui nous est si familier.

Sonder est un des premiers mots créés par Koenig à l’occasion de son projet Le Dictionnaire des douleurs obscures (The Dictionary of Obscure Sorrows). La mission du dictionnaire est de « remplir les trous du langage des émotions » (TEDx Talks, 2016b). Koenig cherche ainsi à donner un nom aux sentiments que nous ressentons toustes, mais dont nous n’avons pas les mots pour en parler. Pour y arriver, l’écrivain anglophone utilise des mots préexistants en tant que racine et il ne se limite pas à une seule langue pour mener à bien son projet. Par exemple, Koenig s’est basé sur le grec ancien pour le mot « œil », soit la même racine qui a donné naissance aux mots « optique » et « optométrie », afin d’inventer le mot opia qui décrit l’intensité ambiguë que nous ressentons lorsque nous regardons quelqu’un dans les yeux (TEDx Talks, 2016b). Par ailleurs, le mot sonder provient du verbe français « sonder », soit l’action d’explorer en profondeur (TEDx Talks, 2016b). Bien que les deux mots soient écrits de la même manière, je n’y aurais jamais songé. En m’y arrêtant quelques instants, je me rends compte à quel point le pairage est habile.

En conclusion, les émotions sont extrêmement complexes et sont difficilement définies par la neuroscience et la psychologie. Cependant, les mots peuvent nous aider à communiquer la complexité de notre monde interne. Le projet de Koenig est la preuve magnifique de toute la richesse qu’il est encore possible d’explorer à l’aide du langage. Je recommande chaudement la lecture du Dictionnaire des douleurs obscures, malheureusement disponible seulement en anglais. Comme Koenig, il est de mon avis que le langage peut et doit évoluer afin d’inclure une plus grande variété d’expériences. Ne devrions-nous pas essayer de définir l’indescriptible avant de baisser les bras devant la complexité de nos émotions?

Texte révisé par Méghan Isabelle Pilon

Références

Barrett, L. F. (2006).  Solving the Emotion Paradox: Categorization and the Experience of Emotion. Personality and Social Psychology Review, 10(1), 20-26. https://doi.org/10.1207/s15327957pspr1001_2

Barret, L. F. (2014). The Conceptual Act Theory: A Précis. Emotion Review, 6(4), 292-297. https://doi.org/10.1177/1754073914534479

Barret, L. F. et Wager, T. D. (2016). The Structure of Emotion: Evidence From Neuroimaging Studies. Current Directions in Psychological Science, 15(2), 79-83. https://doi.org/10.1111/j.0963-7214.2006.00411.x

Binmassam, A. (2020, 1er février). shibuya-gf38ed2682_1920 [image en ligne]. Pixabay. https://pixabay.com/photos/shibuya-crossing-motion-blur-still-4807293/

Lakoff, G. (2016). Language and Emotion. Emotion Review, 8(3), 269-273. https://doi.org/10.1177/1754073915595097

Lindquist, K. A., MacCormack, J. K. et Shablack, H. (2015). The role of language in emotion: predictions from psychological constructionism. Frontiers in Psychology, 6. https://doi.org/10.3389/fpsyg.2015.00444

Morrison, S. E. et Salzman, C. D. (2010). Re-valuing the amygdala, Current Opinion in Neurobiology, 20(2), 221-230. https://doi.org/10.1016/j.conb.2010.02.007

TEDx Talks. (14 juin 2016). Deciphering the language of emotion | John Koenig | TEDxEMWS [vidéo]. YouTube. https://youtu.be/ygbksxK7n4Y

TEDx Talks. (19 février 2016). The conquest of new words | John Koenig | TEDxBerkeley [vidéo]. YouTube. https://youtu.be/ANFQPEkczYc

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