Le suicide animal : Vraiment ? – Par Jérémy Bigras

En 1958, Walt Disney Productions publie le documentaire White Wilderness, dans lequel on peut voir une horde de lemmings se lancer du haut d’une falaise pour rejoindre l’océan, où une mort certaine les attend (Stevens, 2015). 

L’émérite professeure d’anthropologie Barbara J. King décrit, dans son livre How Animals Grieve, le récit d’observation d’une mère ourse qui, après s’être défaite des individu.e.s qui tentaient de lui extraire de la bile, aurait tué son ourson avant de foncer dans un mur pour mettre fin à ses jours (Pallardy, 2021).

Jane Goodall, anthropologue, rapporte l’observation de Flint, un jeune chimpanzé se laissant mourir de faim aux côtés de la dépouille de sa mère (Jane Goodall Institute, 2017). 

En 1970, une femelle dauphin, nommée Kathy et jouant le rôle de Flipper dans la série éponyme, aurait rejoint le fond de son bassin et y serait restée, sans remonter, jusqu’à sa noyade (Pallardy, 2021).

Une multitude d’histoires de ce genre ont été observées, rapportées, et étudiées par plusieurs scientifiques. Un doute raisonnable s’installe donc dans notre esprit, assez raisonnable pour que l’on cherche à en savoir plus. La question soulevée par ces observations est donc la suivante : les animaux peuvent-ils se suicider ? 

D’abord, il importe de définir le suicide et les termes qui y sont associés. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le suicide est un acte qui consiste à se donner délibérément la mort. La tentative de suicide, quant à elle, est définie par l’OMS comme étant un comportement suicidaire non mortel. On entend par comportement suicidaire l’auto-intoxication, l’automutilation et l’autoagression, que ce soit avec intention de mourir ou non. Finalement, les idéations suicidaires font référence à tout ce qui est cognitivement sous-jacent au suicide. Cela comprend autant les pensées en elles-mêmes que les intentions derrière celles-ci (Institut national de santé publique du Québec, 2018). 

La définition succincte de l’OMS ne rend pas compte de la complexité et de la multitude des angles d’analyse du suicide. Son étude concerne autant la philosophie et la sémantique que la psychologie et la biologie (Pallardy, 2021). Certaines écoles de pensée voient le suicide comme la conséquence d’une possible psychopathologie, alors que d’autres le voient comme un choix que fait l’individu.e, sans regard à ses prédispositions biologiques (Pallardy, 2021). Il est donc évident que les réponses à notre question, à savoir si le suicide peut être commis par les animaux, risquent d’être fortement teintées par la définition choisie. En effet, admettant l’idée que cet acte découle surtout d’une pathologie, il est plus facile d’imaginer que les animaux puissent être en moyen de le commettre. A contrario, si le suicide ne peut qu’être commis après en avoir fait le choix éclairé et conscient, il devient plus complexe d’expliquer comment une ourse pourrait volontairement foncer dans un mur avec l’intention de s’y casser le cou, littéralement.  

Ensuite, d’autres nuances doivent être soulignées avant d’aller plus loin dans notre questionnement. Deux phénomènes étudiés chez les animaux les amènent à poser des gestes qui, éventuellement, leur couteront la vie et qui s’apparentent donc au suicide. Il s’agit du parasitisme et de l’autodestruction. Le premier peut être exemplifié par les rats qui, une fois infectés par le virus Toxoplasma Gondii, seront poussés à se diriger vers leurs prédateurs naturels, les chats. On pourrait donc croire que ces muridés font preuve d’un comportement suicidaire, mais ce serait fautif (Berdoy et al., 2000). L’autodestruction, quant à elle, est utilisée, entre autres, par les pucerons des pois qui peuvent mettre fin à leurs jours en se faisant volontairement exploser si une menace venait à s’approcher trop près d’eux. Derrière cette explosion fatale se cache, non pas une intention suicidaire, mais plutôt un désir de protéger ses congénères en tuant le prédateur avec les sécrétions produites (Bordereau et al., 2014).     

Aussi, il va sans dire que ce n’est pas parce que c’est la croyance populaire que c’est nécessairement la vérité. L’un des exemples donnés en début d’article illustre très bien cette mise en garde. En effet, la croyance populaire voudrait que les lemmings, en période de surpopulation, sautent du haut des falaises en horde complète et commettent ainsi ce que l’on pourrait qualifier de suicide collectif. Pourtant, aucune preuve tangible n’a été recueillie pour appuyer cette affirmation perturbante. Pour ce qui est du reportage de Disney mentionné en première ligne, des analyses ultérieures ont démontré que les lemmings avaient été poussés par les membres de la production à franchir la falaise et à se précipiter dans le vide (Stevens, 2015) … on est bien loin du conte de Blanche-Neige. Autre exemple, en 2016, les médias se sont enflammés après qu’une vidéo d’une orque « tentant de se suicider » en s’échouant sur le bord de son bassin soit publiée par un.e visiteur.euse de l’aquarium de Tenerife, en Espagne. Pourtant, des dizaines de biologistes ont ensuite analysé la vidéo pour conclure que l’animal essayait plutôt de fuir ses congénères en sortant de l’eau, tout simplement (Hugo, 2016).  

Maintenant que nous avons toutes ces précautions en tête, nous est-il possible de déterminer si, oui ou non, les animaux peuvent se suicider ? J’aimerais bien vous dire que mes lectures m’ont permis de trouver la réponse, mais de ce que j’ai pu voir, elle n’existe malheureusement pas. Les avis sont très partagés du côté des expert.e.s. L’argument principal des réticent.e.s au suicide animal repose sur le fait que nous n’avons aucune preuve que les animaux, tels le chimpanzé Flint et le dauphin Kathy, avaient vraiment l’intention de mourir lorsqu’ils ont commis les actions leur coûtant la vie (Pallardy, 2021). Il est fort probable que nous devions attendre encore longtemps avant de pouvoir recueillir ce genre de données auprès de la faune. Pour pouvoir dire avec certitude que celle-ci commet bel et bien le suicide, il faudrait pouvoir confirmer qu’elle possède un sens de soi, une compréhension du concept de la mort et de ce que cela représente et, finalement, la connaissance et la capacité de produire une série d’actions menant éventuellement à la mort. Il semblerait que certains membres du règne animal possèdent les deux premières qualités, mais la dernière n’aurait qu’été observée et étudiée chez l’homo sapiens (Pallardy, 2021). Non seulement cette capacité n’est présente que chez notre espèce, mais elle ne l’est qu’à un certain âge et dans certaines conditions. En effet, la rareté des suicides chez les populations en très bas âge ou celles ayant un trouble développemental important permet aux chercheur.e.s d’avancer que celles-ci ne possèdent pas le degré de conscience qu’implique le suicide (Pallardy, 2021). Il y a donc un parallèle pertinent à faire entre les animaux, dont le niveau de conscience et d’intelligence optimal ne dépasse pas celui des enfants, et l’incapacité de ces derniers à commettre un acte suicidaire. 

Bref, les histoires, telles que rapportées par les nombreux.euses observateur.rice.s, laissent entendre la présence du suicide dans la communauté animale, mais la plupart des réflexions plus poussées sèment le doute sur cette possibilité.  

Texte révisé par Fatima Zahra Rahmouni

Références

Berdoy, M., Webster, J. et Macdonald, D. (2000). Fatal attraction in rats infected with Toxoplasma gondii. Proceedings of the royal society B, 267(1452).  https://doi.org/10.1098/rspb.2000.1182  

Bordereau, C., Robert, A., Van Tuyen V. et Peppuy, A. (2014). Suicidal defensive behaviour by frontal gland dehiscence in Globitermes sulphureus Haviland soldiers (Isoptera). Insectes Sociaux, 44(3), 289-297. https://doi.org/10.1007/s000400050049 

Goran, H. (2017, 24 septembre). Empêcher Les Enfants De Suicide [image en ligne]. Pixabay. https://pixabay.com/fr/photos/emp%c3%aacher-les-enfants-de-suicide-2780203/

Hugo, K. (2016, 8 juin). L’orque de Sea World essayait de se sauver, pas de se suicider. C’est assez. https://www.cestassez.fr/2016/06/lorque-de-seaworld-essayait-de-se.html 

Institut national de santé publique du Québec. (2018, 5 avril). Définitions. https://www.inspq.qc.ca/rapport-quebecois-sur-la-violence-et-la-sante/la-violence-auto-infligee-le-suicide-et-les-tentatives-de-suicide/definitions

Jane Goodall Institute. (2017, 22 mars). The ‘F’ Family. https://www.janegoodall.org.au/2017/03/the-f-family/#:~:text=When%20Flo%20 died%20in%201972,of%20losing%20his%20mother%20Flo. 

Pallardy, R. (2021, 11 août). Do animals commit suicide. Discover. https://www.discovermagazine.com/planet-earth/do-animals-commit-suicide 

Stevens, F. (2015, 11 juin). Idée reçue : les lemmings se suicident en masse. Sciences Claires. http://www.vulgarisation-scientifique.com/wiki/Pages/ Les_lemmings_se _suicident_en_masse 

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