Alors qu’elle avait 14 ans, Aleksa était sujette à de multiples malaises, baisses de tension et autres sensations de dérangement. Après une visite médicale, on lui a diagnostiqué une malformation artérioveineuse dans le lobe frontal gauche de son cerveau faisant que, chaque année, sa probabilité d’avoir un AVC augmente de 2 %. Dû à la localisation de cette malformation, l’opérer serait trop dangereux et risquerait de paralyser la moitié droite de son corps. Ses médecins lui ont conseillé de vivre avec et de « se préparer au pire ». Deux ans et demi plus tard, alors qu’elle venait de faire sa rentrée en secondaire 5 à la Barbade, Aleksa est prise d’une étrange sensation …
Peux-tu nous raconter ce qui s’est passé cette journée de septembre ?
Aleksa : C’était la 2ème période de ma rentrée, au moment de la collation. Je débattais avec un de mes camarades sur des sujets de politique et j’ai voulu rétorquer quelque chose, mais j’ai commencé à butter sur les mots de ma phrase. J’ai alors réessayé, encore et encore, à faire sortir cette phrase de ma bouche, mais plus j’essayais et moins j’allais loin, jusqu’à ce qu’aucun mot compréhensible ne sorte. J’ai alors commencé à paniquer, je ne pouvais plus rien dire de logique, juste des bruits et des cris sortaient de ma bouche. J’utilisais mes yeux et pointais l’infirmerie à mes ami.e.s pour leur faire comprendre qu’il y avait un problème. L’infirmière, au courant de ma situation, a vite pris les choses en main et m’a accompagnée à l’hôpital le temps que ma mère, qui n’était pas à la Barbade à ce moment-là, arrive sur place. Dans la voiture, je paniquais complètement : je vomissais, ma tête était sur le point d’exploser et je commençais à sentir des fourmis dans mon bras droit, puis dans ma jambe droite jusqu’à ne plus pouvoir les sentir du tout, ni pouvoir les bouger. À ce moment, tu essaies vraiment de te focaliser sur autre chose. Dès que tu vois que quelque chose ne fonctionne plus, tu te concentres sur un élément sur lequel tu continues d’avoir du contrôle. Pour moi, je me concentrais vraiment sur ma douleur, c’est comme si elle me gardait éveillée et, paradoxalement, « saine ». On a fini par arriver à l’hôpital, où je me suis évanouie directement avant de me réveiller dans une chambre, toujours sans amélioration de mon état.
Une fois arrivée à l’hôpital, ta prise en charge a-t-elle été rapide ? Comment est-ce qu’on réagit dans une situation d’urgence comme celle-là ?
Aleksa : Pas du tout, mon saignement était toujours là. On essaye de me faire comprendre que plus je crie, plus je panique et plus le saignement risque de s’accentuer et qu’il faut que je me calme. En raison de ma citoyenneté canadienne et pour d’autres raisons que j’ignore, on me dit que je ne peux pas être opérée ici et que je vais devoir être transférée aux États-Unis. J’attends comme je peux, je compte les minutes entre chaque prise de morphine pour ne pas devenir folle ou autre. Cinq heures après être arrivée, ma mère arrive enfin et prend tout en charge. Elle s’était beaucoup plus préparée que moi à cette situation et, à partir de ce moment-là, tout s’est accéléré. Après 12 heures, on finit par me trouver un avion qui m’emmène directement à Miami, dans un hôpital censé pouvoir me prendre en charge. Une fois arrivée sur place, j’ai eu quelques complications à cause du traitement et d’une première anesthésie qu’on m’a administrée avant de m’opérer, ce qui fait que ma craniotomie éveillée a été retardée. Ce n’est que deux jours plus tard, après trois heures d’opération, que mon saignement a finalement été contrôlé.
Après tout « l’enfer médical » que tu as vécu, comment se sont passés ta convalescence et ton rétablissement ?
Aleksa : Après mon opération, je me retrouve avec la moitié droite de mon corps paralysée, de l’épaule à mon pied, et je souffre d’apraxie (NDLR : Il s’agit de l’incapacité d’exprimer sa pensée oralement ou même par écrit et ce, bien que la personne soit consciente de tout ce qui se passe et n’ait aucun problème pour réfléchir (Corteno et al., 2022)). Au début, aucun mot logique ne sortait de ma bouche et je prenais cinq minutes pour écrire un simple mot ou même mon propre prénom, donc autant dire que toute forme de communication était assez impossible. Très vite, on a essayé différentes thérapies sur moi pour améliorer mon état, étant donné mon jeune âge et le fait que je sois toujours assez plastique. Rien que dans cet hôpital, j’ai vu au moins trois neuropsychologues et un bon nombre de psychologues. On a voulu très tôt (deux jours après mon opération) commencer la physiothérapie, pour récupérer mes capacités psychomotrices, et la « speech therapy », ce qui à mon sens a été ma pire expérience à l’hôpital. Ma neuropsychologue de l’époque ne faisait que me montrer des phrases et me demandait de les lire alors que je ne pouvais toujours pas dire un mot de trois lettres. J’étais vraiment fâchée et j’ai plus eu l’impression de régresser avec cette expérience qu’autre chose. Mon oncle, qui avait pris l’initiative de faire plein de dessins que je pouvais pointer du doigt pour demander quelque chose, m’a semblé bien plus efficace que l’ensemble du corps médical. De manière générale, l’ambiance de l’hôpital ne m’a pas tellement aidée à aller mieux. L’équipe soignante était trop focalisée sur le rétablissement de mon corps qu’iels oubliaient ma personne, mon état émotionnel, mes frustrations et autres sentiments.
Après l’hôpital, tu as été admise dans un centre de neuroréhabilitation pour personnes ayant souffert d’une affection cérébrale ou spinale. Comment les choses ont été prises en charge dans ce nouvel établissement ?
Aleksa : Trois semaines plus tard, j’ai été transférée à Atlanta et les choses se sont beaucoup mieux passées à partir de ce moment-là. Je suis arrivée assez en colère contre tout le personnel soignant à cause de ce qui s’était passé à Miami. Une fois arrivée, toujours en plus de la physiothérapie, on a tout de suite voulu retenter la « speech therapy », chose pour laquelle je n’étais pas très partante en raison de mon expérience passée, mais ma nouvelle neuropsychologue, Amy, a été la meilleure professionnelle que j’aurais pu avoir. Lors de mon premier test, elle me présentait des images que je devais nommer et, bizarrement, le seul mot que je pouvais dire était « two ». Au lieu d’accentuer ma frustration ou autre, Amy a rajouté à la fin de la liste d’images le nombre « 42 » pour que j’aie au moins une réussite. C’est avec ce genre de petites interactions plus « humaines » que j’ai vraiment commencé à reprendre confiance en moi, mais aussi en les neuropsychologues et autres professionnel.le.s de la santé. L’intégralité de ma thérapie avec Amy s’est faite seule à seule alors que, d’ordinaire, des thérapies de groupe sont privilégiées dans les centres de neuroréhabilitation. Comme j’étais la seule apraxique du centre, on avait peur que de me faire travailler avec des aphasiques ne me frustrent encore plus (NDLR : L’aphasie correspond plus à la perte de la capacité à s’exprimer correctement et à comprendre les autres et soi-même. Les personnes aphasiques peuvent s’exprimer et prononcer des mots compréhensibles phonétiquement parlant, mais les phrases produites n’ont pas de sens (Cangi et al., 2022)). En moins de six mois, petit à petit, j’ai commencé à regagner mes capacités tant cognitives que physiques.
Au cours de tout ce long processus, comment est-ce qu’on fait pour gérer sa douleur et ses frustrations, deux notions que tu nommes beaucoup et qui semblent être assez centrales dans le processus de guérison ?
Aleksa : On ne s’habitue pas vraiment à la douleur physique je dirais. Même après l’AVC, ton corps reste très fragile et faible, toutes les sensations sont décuplées et, même avec le travail physiothérapeutique qui est censé aider sur ce plan-ci, tout ton corps te fait mal. Pendant trois ans au moins, la douleur est assez omniprésente et est difficile à gérer et ce, malgré tous les rendez-vous médicaux, examens de santé, piqûres et autres traitements, qui n’ont pas vraiment aidé au final.
Pour ce qui est de la frustration, elle n’est jamais vraiment partie de tout mon séjour, autant à l’hôpital qu’en centre de réhabilitation. Dès le début, comme on ne connait pas encore les dégâts causés par le saignement et qu’on ignore l’état interne dans lequel les patient.e.s se retrouvent, on te considère automatiquement comme « incapable de tout ». On ne te considère plus vraiment comme un « humain à part entière », mais plus comme un problème médical à résoudre. Même au centre, on continuait de me « traiter comme un enfant ». On ne veut pas que tu te blesses encore plus, ce qui est compréhensible, mais ça reste assez réducteur. Même si j’ai perdu le contrôle d’une partie de mon corps, je reste quand même assez autonome et capable, mais pourtant … On me forçait à porter des couches juste « au cas où », je devais être accompagnée pour chacun de mes déplacements aux toilettes, mon lit avait une alarme qui faisait que si je me levais de celui-ci un.e infirmier.ère venait immédiatement pour me recoucher, on me réveillait plusieurs fois par nuit pour vérifier si je connaissais toujours mon nom, mon âge, l’endroit où j’étais, etc. C’était beaucoup de détails et de petites procédures qui rendaient le tout très frustrant. Encore une fois, je comprends l’importance de ces tests, mais n’empêche que l’on a vite l’impression de perdre son indépendance en plus de tout le reste.
Depuis le début, tu dis ne pas avoir voulu aborder le sujet de la santé mentale à ce moment, pourquoi ce choix-là ?
Aleksa : Sur le moment, comme je disais, je me concentrais beaucoup sur ma douleur et sur ma frustration. J’étais constamment en colère contre tout et tout le monde car personne n’arrivait à comprendre quels étaient mes besoins. Je n’ai jamais vraiment été en colère contre moi-même ou mon état. Il m’est cependant souvent arrivé de pleurer quand je n’arrivais pas à dormir et que tout plein de choses se mélangeaient dans ma tête. Je me disais surtout qu’il fallait que je me concentre sur mon corps pour l’instant et que je me chargerai de ma santé mentale après. C’était une manière, sûrement, de ne pas complètement perdre la raison. Je ne faisais que me fixer des objectifs à atteindre pour aller mieux, autant physiquement que moralement. L’un de mes premiers défis était de réussir à bouger ma jambe droite, au moins un peu, car je voulais absolument recommencer à marcher. Rien que cet objectif m’a pris deux semaines à réaliser. Dès que j’avais fini avec un défi, j’enchainais directement avec un autre, comme ça je n’avais pas vraiment le temps de penser. Je me parlais aussi à moi-même, pour m’encourager, même si tout ce que je prononçais ne voulait rien dire. Au moins, ça me faisait rire sur le moment et ça me motivait à continuer d’essayer.
L’équipe médicale du centre de réhabilitation me demandait constamment si j’allais bien, si je n’avais pas de pensées de mort ou si j’avais besoin de parler avec quelqu’un, mais encore une fois je ne sentais pas l’envie d’en parler à ce moment. J’ai finalement commencé ma thérapie, un an après mon AVC, après être sortie du centre et après avoir récupéré le maximum de mes capacités psychomotrices et cognitives.
Depuis l’AVC, comment est-ce que ça se passe dans ta vie ? Où en es-tu désormais ?
Aleksa : Cela fait maintenant 5 ans que j’ai eu mon AVC et j’ai quasiment récupéré toutes mes capacités. Je continue beaucoup à chercher mes mots quand je parle et ma jambe reste assez douloureuse si je ne prends pas mon traitement correctement. Le fait d’être entourée et supportée a vraiment aidé à mon rétablissement. Mon chien, Hummus, qui est désormais certifié chien de thérapie, a également énormément contribué. Quand je suis rentrée à la maison pour la première fois, il a commencé à faire exprès de boiter comme moi. On ne sait pas s’il se moquait de moi ou s’il voulait me montrer son soutien, mais sa présence m’a apaisée et continue encore actuellement à réduire grandement mon stress.
A priori, je n’ai plus de risque de faire un autre AVC, mais je reste quand même plus sensible que la population générale. Par exemple, si je deviens diabétique, les risques que je refasse un AVC sont plus élevés que les autres …
Texte révisé par Gabrielle Cyr Cormier
Références
Cangi, M. E., Eroğlu Uzun, D. et Gürel, İ. N. (2022). Speech fluency, depression, and resilience in chronic aphasia. Aphasiology. Advance online publication. https://doi.org/10.1080/02687038.2022.2094334
Conterno, M., Kümmerer, D., Dressing, A., Glauche, V., Urbach, H., Weiller, C. et Rijntjes, M. (2022). Speech apraxia and oral apraxia: Association or dissociation? A multivariate lesion–symptom mapping study in acute stroke patients. Experimental Brain Research, 240(1), 39–51. https://doi.org/10.1007/s00221-021-06224-3
WikiImages (2012, 19 décembre). Tomographie par ordinateur d’un cerveau [image en ligne]. Pixabay. https://pixabay.com/images/id-62942/