Les émeutes ne servent à rien – Par Sophie-Catherine Dick

À travers le monde, dans les dernières semaines, des dizaines de milliers de personnes ont pris la rue pour dire qu’elles en avaient assez. Suite au meurtre de George Floyd, l’indignation collective a explosé. Il fallait faire quelque chose, le silence n’était plus une option.

Toutefois, certaines personnes questionnent l’utilité de ces émeutes. « Ce n’est pas la bonne manière de faire. C’est trop violent. Ils.elles chialent pour rien. C’est inutile. C’est illégal. Ce ne sont que des casseurs et des casseuses. Il ne faut pas chercher à provoquer. Ça ne marchera jamais. » Je n’ai ni le temps ni l’envie de déballer et de contrecarrer de telles inepties.

À ceux et celles qui disent encore « All lives matter » ou « Le racisme inversé ça existe », je vous référerais aux milliers de livres, d’essais, de traités, de poèmes, de chansons, de discours et de publications Facebook pour vous informer sur le sujet. (Et si vous n’avez pas la motivation de lire un livre, allez jeter un coup d’œil aux éclairantes métaphores qui circulent récemment sur Internet, comme celles de la maison en feu ou bien celle de votre ami.e en nécessité de premiers soins).

Ce ne sont pas toutes les révolutions qui ont la chance d’être tranquilles. Ce n’est pas tout le monde qui peut passer par des canaux démocratiques et conventionnels pour faire entendre sa voix. Quand l’État devient synonyme d’oppresseur, comment rester tranquillement chez soi et écrire à ses représentants et représentantes élu.e.s ? Quand l’État devient synonyme de danger, comment ne pas se révolter ?

Je ne peux m’empêcher de faire un parallèle entre la situation actuelle et le mouvement de libération LGBTQ+ nord-américain. La pierre angulaire de cette révolution fut les émeutes de Stonewall, en juin 1969. Alors que les policiers avaient l’habitude de faire des descentes au Stonewall Inn, un club gay du Greenwich Village de New-York, celle du 28 juin 1969 fit déborder le vase. Le raid démarra une émeute qui se poursuivit durant les cinq jours suivants, causant des confrontations violentes entre les policiers et les habitué.e.s du club. Dans les rues avoisinantes, des centaines, parfois des milliers de personnes, prirent part aux manifestations (History, 2020). Deux des figures de proue de cette confrontation furent Marsha P. Johnson, une activiste noire transgenre et travailleuse du sexe, ainsi que Sylvia Rivera, une activiste transgenre latino-américaine. Depuis ses débuts publicisés, le mouvement queer est mené par des femmes racisées, qui ont connu l’itinérance, la prostitution, la dépendance et la prison (Biography, 2020; Maxouris, 2019). Depuis le début, ces luttes sont imbriquées les unes dans les autres. Il n’y a pas de mois de la Fierté sans Black Lives Matter.

Les émeutes de Stonewall devinrent un vrai catalyseur pour le mouvement de libération LGBTQ+. Dans les années 70 apparurent de multiples organisations communautaires (Gay Liberation Front, Human Rights Campaign, GLAAD, PFLAG), et, un an après Stonewall, apparut la première itération du mois de la Fierté (History, 2020).

Ne l’oublions pas, ce que beaucoup prennent comme un mois de fêtes arrosées d’alcool, de festivals et de défilés est en fait la commémoration d’une émeute. Le mois de juin est un mois pour célébrer notre identité, certes, mais il existe suite à une violente révolution.

Ne l’oublions pas, « Silence = Death ». Dans les mots d’un collectif new-yorkais, le silence face à l’oppression et à la persécution ne mène qu’à la mort. Le symbole associé à ce slogan n’est nul autre que le triangle rose utilisé par les Nazis lors de la Seconde Guerre mondiale pour identifier les hommes gays dans les camps de concentration. « Silence = Death », qui apparut en pleine crise épidémique du SIDA, est encore et toujours d’actualité (Kerr, 2017).

Les émeutes sont un cri du peuple. Vous avez sûrement vu passer la citation du Dr Martin Luther King Jr : « A riot is the language of the unheard » (Waters, 2020). C’est bien vrai. Comment voulez-vous que des citoyens et citoyennes ostracisé.e.s fassent entendre leur voix dans une « démocratie » qui n’a pas été construite pour les écouter ?

L’heure n’est plus au silence quand le président du « pays le plus puissant du monde » appelle au racisme, au sexisme, à la violence et prône un état policier. Des émeutes comme celles des derniers jours ne tombent pas du ciel, elles viennent de la souffrance la plus profonde d’une population ignorée depuis trop longtemps (Waters, 2020).

L’heure n’est plus au silence quand, aux États-Unis seulement, entre 400 et 1000 personnes meurent annuellement aux mains de la police, mais qu’il n’existe même pas de statistique officielle étant donné que les forces de l’ordre ne comptent pas le nombre de victimes qu’elles font (Amnesty, 2015).

Ce n’est pas seulement l’état policier qui est remis en cause par les manifestations récentes, c’est aussi le racisme institutionnel. Ici même, à Montréal, « les personnes autochtones et noires ont « entre quatre et cinq fois plus de chances » d’être interpellées, par rapport aux personnes blanches » par le SPVM, nous informe un rapport publié à l’automne 2019 par des chercheur.e.s indépendant.e.s. Le quart des interpellations faites par la police ciblent des personnes noires, alors qu’elles ne forment que 10% de la population montréalaise. Les femmes autochtones ont onze fois plus de chances d’être interpellées que les femmes blanches. Pourtant, on ne parle encore que de « discrimination systémique ». Les chercheurs et chercheuses à l’origine de ces données n’emploient ni le terme « racisme » ni même « profilage racial » pour parler de l’attitude généralisée au sein du SPVM. En 2018, le directeur du SPVM Sylvain Caron « [niait] toute possibilité de racisme au sein de ses troupes ». En 2019, 8,2% des policiers et policières provenaient d’une minorité visible ou d’une communauté autochtone, contre près du tiers de la population montréalaise  (Schué, 2019).

Des cours de psychologie de base nous enseignent l’importance que prend le clivage entre « Nous » et « Eux ». Ceux et celles avec qui nous ne trouvons pas assez de ressemblance deviennent « Eux ». Cette distinction se cristallise en situation de stress, ce qui peut pousser la personne à catégoriser plus rapidement et plus facilement une personne comme étant différente d’elle, et donc à être soumise à des jugements plus négatifs. On cherche à se comparer, mais surtout à se différencier d’« Eux ». C’est de là qu’apparaissent les stéréotypes négatifs. Un stéréotype est la croyance qu’on entretient à l’égard d’une personne ou d’un groupe, et, lorsqu’on y combine une valence émotive, cela devient un préjugé. Lorsque les préjugés sont mis en action, c’est là qu’on obtient la discrimination (Abate, 2019).

Ainsi, lorsqu’il y a discrimination, il y a également préjugé et stéréotype. Les personnes de couleur sont grandement plus à risque d’être interpellées, fouillées, arrêtées, condamnées et tuées (Amnesty, 2015), puisqu’il existe à travers notre société un phénomène de racisme systémique qui se base d’abord et avant tout sur des préjugés et des stéréotypes. C’est donc l’entièreté du système qu’il faut changer. Et aux grands maux, les grands remèdes.

Il ne suffit plus de hausser sa voix individuellement pour réussir à changer une société. Il ne suffit plus que seules les personnes qui en sont directement victimes agissent. Il est venu le temps de se révolter, tous et toutes. Voilà pourquoi il y a des émeutes. Ce n’est pas la mort d’un seul homme qui enflamme quelques extrémistes. Ce sont des milliers de gens qui s’exclament pour les millions qui n’ont jamais été entendus. Quand le gouvernement fait la sourde oreille, il ne suffit plus de chuchoter entre ami.e.s, il faut aller hurler sur la place publique.

Je ne suis ni sociologue, ni politicologue, ni historienne, mais je sais que vous saurez m’excuser ce texte d’opinion, car vous l’aurez compris, « Silence = Death ».

Révisé par Mégane Therrien


Références

Abate, C. (2019, décembre). PSY1075 : Psychologie sociale [notes de cours]. StudiUM. https://studium.umontreal.ca/

Amnesty International. (2015). Deadly force: police use of lethal force in the United States. Amnesty International Publications 2015. https://www.amnestyusa.org/wp-content/uploads/2015/06/aiusa_deadlyforcereportjune2015-1.pdf

Biography.com Editors. (2020). Sylvia Rivera Biography. The Biography.com website. https://www.biography.com/activist/sylvia-rivera

History.com Editors. (2020). Stonewall Riots. HISTORY. https://www.history.com/topics/gay-rights/the-stonewall-riots

Kerr, T. (2017, 20 juin). How six NYC activists changed history with “Silence = Death”. The Village Voice. https://www.villagevoice.com/2017/06/20/how-six-nyc-activists-changed-history-with-silence-death/

Maxouris, C. (2019, 26 juin). Marsha P. Johnson, a black transgender woman, was a central figure in the gay liberation movement. CNN. https://www.cnn.com/2019/06/26/us/marsha-p-johnson-biography/index.html

Schué, R. (2019, 7 octobre). Les Noirs, les Autochtones et les Arabes fortement discriminés par le SPVM. Radio-Canada. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1334763/montreal-police-spvm-profilage-discrimination-rapport

Water, R. (2020, 29 mai). Riot: The language of the unheard. WUAS9. https://www.wusa9.com/article/entertainment/television/programs/get-up-dc/minneapolis-riots-george-floyd-trump-tweets-reese-waters-final-thought/65-b9a67a45-f183-4791-bf30-38ce6b312cc0#:~:text=WASHINGTON%20%E2%80%94%20You’re%20going%20to,America%20has%20failed%20to%20hear%3F%22


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