Ma chère amie,
Voilà bien longtemps que je ne me suis pas adressée à toi. Notre dernier message date de 2018. C’était il y a une autre époque, un autre temps. C’était il y a une autre décennie, à vrai dire. Cela fait moins de trois ans, mais il me semble que cela fait bien plus longtemps.
Les relations vont et viennent. Durant ces trois dernières années, j’ai vu des amitiés se créer : certaines perdurent et d’autres se sont achevées, toutes pour des raisons qui me paraissent évidentes. Néanmoins, pour nous, je me demande toujours les raisons pour lesquelles nous ne sommes plus amies. Il n’y a eu ni dispute ni rupture majeure. Comme on dit, nous nous sommes tout simplement perdues de vue. Tel un fil, notre lien s’est étiolé, puis s’est rompu. Était-ce de ta faute ? Était-ce la mienne ? N’ai-je pas fait assez d’efforts pour maintenir notre relation malgré l’océan qui nous sépare ? À l’époque, j’avais une vision, une explication bien déterminée. Aujourd’hui, cette vision est toute autre, mais elle ne répond toujours pas à mes questionnements sur le pourquoi du comment une aussi belle amitié d’adolescence s’est interrompue sans raison évidente. Je me dis alors que nous avons tout simplement grandi, que nous sommes devenues des personnes différentes, que l’une d’entre nous s’est écroulée et, forcée par la réalité de sa vie, est devenue une tout autre personne. Mais est-ce là la bonne explication ?
De nos années d’amitié, je ne reste pas seule. Quoi qu’il arrive et qu’il adviendra, il me reste nos souvenirs qui m’accompagnent et qui, parfois, me guident. Je nous revois âgées de onze ans, le jour de la rentrée en 6e année, jour où nous nous sommes rencontrées. Je te revois, grande, sûre de toi, courageuse, brillante, confiante en la vie et moi, petite, ma confiance et mon estime de moi enterrées six pieds sous terre, hésitante et effrayée des autres. Douze ans se sont écoulés depuis. Ton souvenir est un phare qui me rappelle qui j’ai pu être et le chemin parcouru depuis. Il me rappelle également de ne pas trop changer, de garder mon esprit d’enfant et d’ignorer ce que les inconnu.e.s dans la rue peuvent penser si je me mets spontanément à danser pour exprimer ma joie, comme nous le faisions autrefois. Nos rires résonnent dans ma tête et un sourire se dessine sur mon visage.
Après tous ces beaux mots, pourquoi ne pas t’envoyer directement un message ? Pourquoi t’écrire une lettre sous le couvert de l’anonymat et la publier dans un journal étudiant dont tu n’as même pas connaissance ? C’est pourtant si simple de nos jours, nul besoin d’envoyer une lettre ou un pigeon voyageur, un message par Facebook, Instagram ou Whatsapp suffit. Telle une bouteille jetée à la mer, je préfère t’écrire cette lettre et la faire publier anonymement n’espérant pas qu’un jour elle arrive à toi, mais qu’un jour, quand je serai prête, je puisse moi-même te la remettre en main propre. Cette lettre est l’antichambre qui me prépare à te contacter et à te dire que tu me manques. À vrai dire, je crois déjà être en partie prête, mais je suis également rongée par la peur. Que se passerait-il si je te contactais et que tu ne voulais plus de moi ? Que se passerait-il si nous reprenions contact et que nous réalisions que nous sommes devenues trop différentes et que nous n’avons plus « d’atomes crochus » (que je hais ce mot !) ? Face à cette réalité que je ne peux admettre et qui, à la moindre idée qu’elle puisse être vraie, me blesse, je préfère rester à distance à rêver, à mes heures perdues, de ce que notre amitié pourrait être.
Aujourd’hui, je n’entrevois que quelques bribes de ton existence à travers les Story ou les photos que tu publies de temps en temps sur ton compte Instagram. Aujourd’hui, tu n’es plus présente dans ma vie. Pourtant, je te retrouve dans mon quotidien à travers différentes choses qui me rappellent notre douce amitié d’adolescence. Je te retrouve dans l’affiche de cosmologie accrochée dans ma cuisine, affiche que nous avions achetée dans un marché aux puces. Je te retrouve chaque fois que je pose le regard sur la photo de Regent Street dans ma chambre que j’avais prise quand nous étions à Londres. Je te retrouve quand j’entends une chanson de l’album Blurryface de Twenty One Pilots (Twenty One Pilots, 2015), duo que tu m’avais fait découvrir. Je te retrouve même chez mes parents quand je vois dans la bibliothèque les livres que nous lisions en cachette en classe au lieu d’écouter notre professeure de latin ou encore dans l’affiche Wanted Portgas D. Ace que tu m’avais offerte pour mes quinze ans. Mais, surtout, c’est dans ce petit souffleur à bulles bleu que tu m’avais offert, posé sur l’étagère en face de mon lit, que je te retrouve le plus.
Depuis plusieurs années, aussi insignifiant que cela puisse paraître, je n’arrive toujours pas à me résoudre à ranger ce souffleur à bulles dans une de mes boîtes à souvenirs. Il m’arrive de me demander pourquoi. Sans doute me rappelle-t-il un temps plus simple, un temps d’innocence. J’ai cette tendre image qui me vient en tête chaque fois que je vois ce petit objet bleu : celle de nous deux, sur ton balcon, en train de faire des bulles et de les regarder s’envoler. Nous n’étions pas encore entrées dans la vingtaine, les responsabilités n’étaient pas encore trop lourdes à porter sur nos épaules toutes justes sorties de l’adolescence. Aujourd’hui, nous faisons directement face à la vie d’adulte : elle nous attend et elle nous fixe droit dans les yeux. Aujourd’hui, je ne sais pas qui tu es. Aujourd’hui, je ne sais pas où tu es. Aujourd’hui, en couchant ces mots sur le papier, ou plutôt en tapant sur mon clavier, une mélodie me vient en tête et je pense à ces paroles :
« But where are you now?
Where are you now?
Do you ever think of me
In the quiet, in the crowd? »
(Genius, s. d., paragr. 2)
Fini l’enfance. Fini l’adolescence.
Il est loin le temps de l’innocence. Il est loin le temps des bulles.
Avec tout mon amour,
– Celle qui ne t’oublie pas
Références
Genius. (s. d.). Where are you now. https://genius.com/Mumford-and-sons-where-are-you-now-lyrics
Laiymani, J. (2017, 5 septembre). Play with bubble [image en ligne]. Unsplash. https://unsplash.com/photos/WOAg_s1Nhzo
Twenty One Pilots. (2015). Blurryface [album]. Fueled By Ramen.
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