TikTok, l’insipide
Qui dit TikTok dit généralement danse, animaux mignons, parkour, comédie ou lipsync,des vidéos qui sont surtout populaires chez les jeunes (ABC News In-Depth, 2018). C’est en 2017 que la compagnie chinoise ByteDance crée l’application, dont la popularité explose suite à sa fusion à Musical.ly, une application similaire, un an plus tard (Shu, 2020). En date de 2019, TikTok comptait plus de 1,3 milliard d’utilisateurs et utilisatrices à travers le monde. Oui, oui, milliard. Il s’agit de la plus grande exportation en termes de médias sociaux de la Chine (Harwell et Romm, 2019).
Pour ceux et celles n’utilisant pas TikTok, leurs connaissances sur cette application proviennent probablement des personnes de leur entourage qui l’utilisent, de ce que les médias traditionnels en disent ou des tiktoks republiés sur d’autres plateformes (Instagram, Facebook, etc.). Dans ces circonstances, il ne serait pas étonnant d’avoir une piètre opinion de l’application, puisque le discours général autour de celle-ci se centre sur l’idée que ByteDance se fait de l’application : un endroit plaisant où les gens vont pour décompresser, exempt de discours politique ou controversé (Harwell et Romm, 2019). Ceci peut donc donner l’impression que la plateforme est un endroit superficiel au contenu débilitant. C’est, du moins, l’impression que j’en avais.
Il faut d’abord comprendre les racines politiques de cette application, et comment ByteDance gère le contenu qui s’y trouve, pour comprendre pourquoi la compagnie vise un idéal commercial s’approchant de l’apparente insipidité.
La Chine et les directives de modération
TikTok utilise, comme bien des plateformes, des directives de modération de contenu. Ces règles dictent quel contenu a le droit de circuler, quel contenu ne sera pas favorisé par l’algorithme (être shadowbanned, soit être relégué aux ombres) et quel contenu sera retiré de la plateforme. En temps normal, les directives sont enveloppées dans le plus grand secret (Hern, 2019a). Cependant, une fuite a causé controverse en septembre 2019 (Hern, 2019a). Cette année-là, des documents divulgués détaillants de nouvelles directives révèlent comment ByteDance utilisait l’application pour promouvoir les intérêts du gouvernement chinois en matière de politique étrangère, notamment en censurant tout contenu ternissant l’image publique du gouvernement chinois (Hern, 2019a). Ces réglementations bannissaient tout contenu ne plaisant pas au gouvernement, car ByteDance, dont le siège social est à Beijing (Craft, s. d.), est soumise aux régulations de son pays. Ainsi, tout contenu touchant de près ou de loin à des sujets comme le Square de Tiananmen, la libération du Tibet ou l’emprisonnement des Ouïghours était proscrit de l’application (Hern, 2019a). Malgré cela, ByteDance a affirmé que les données américaines étaient filtrées par une équipe basée aux États-Unis, avec ses propres règles de modération pour ce pays, qui ne seraient donc pas influencées par le gouvernement chinois (Harwell et Romm, 2019).
Ainsi, alors que Hong Kong était ébranlée par des manifestations et des émeutes violentes en septembre 2019, aucune mention de ces évènements n’apparaissait sur TikTok (Harwell et Romm, 2019). La plateforme aurait efficacement supprimé tout contenu faisant mention du sujet, selon les règles de modération en vigueur en Chine. ByteDance explique plutôt cette absence de contenu politique par le fait qu’il s’agit d’une application de divertissement et que le public n’y cherche pas de l’information sur l’actualité (Harwell et Romm, 2019). Pourtant, l’entreprise s’est pliée à maintes reprises aux demandes de son gouvernement, allant même jusqu’à démanteler une de ses applications (Harwell et Romm, 2019).
Yaqiu Wang, une chercheuse de Human Rights Watch basée en Chine, affirme que le contenu diffusé sur les plateformes médiatiques commerciales chinoises lors des manifestations de Hong Kong s’aligne parfaitement avec les dogmes de l’État chinois. Elle s’explique (traduction libre) :
L’État force les compagnies commerciales à rediffuser ou à reproduire le contenu créé par les médias de l’État. Il les censure pour créer un récit qui n’est pas ce qui s’est produit. Pour les compagnies chinoises, le gouvernement a tellement de contrôle. Vous n’avez pas de choix. Si c’est politiquement sensible, votre compagnie est en jeu. (Harwell et Romm, 2019, paragr. 12).
Il est normalement impossible de savoir ce que TikTok censure ou pour quelles raisons. Les directives de modérations demeurent habituellement bien cachées et la plateforme n’offre pas d’outil qui la rendrait propice à de la recherche extérieure. Ce manque de transparence et la connexion avec l’État chinois sont d’ailleurs devenus des points de satire pour plusieurs utilisateurs et utilisatrices de la plateforme (Harwell et Romm, 2019).
Les directives de 2019 vont encore plus loin, celles-ci bannissent tout contenu pro-LGBTQ, même dans les pays où l’homosexualité ou la transidentité ne sont pas punies par la loi, alors que la compagnie chinoise dit les avoir mis en place afin d’offrir une modération sensible aux particularités de chaque pays (Hern, 2019b). Parmi les directives qu’a pu obtenir The Guardian, une section entière des directives était dédiée à la censure des représentations de l’homosexualité, par exemple tout ce qui se réfère à des « activités intimes » entre deux personnes de même sexe est proscrit, comme s’embrasser, mais cela va même jusqu’à inclure se tenir par la main ou de simplement se toucher (Hern, 2019b). Tout ce qui a trait à la protection et la promotion des droits LGBTQ est également interdit (Hern, 2019b). Ce cadre très flou permet de bannir ou de limiter la diffusion de tout contenu ressemblant de près ou de loin à quelque chose de pro-LGBTQ (Hern, 2019b). Par exemple, en russe et en arabe, le mot « gay » n’est relié à aucun contenu, de même que « transgenre » en arabe (Fox, 2020). Avec ces directives, TikTok va significativement plus loin que les lois en vigueur dans les pays où cette politique est appliquée (Hern, 2019b).
Étrangement, ces mesures restrictives n’ont pas empêché bon nombre de personnes de la communauté LGBTQ de se tourner vers TikTok. En effet, malgré ces scandales montrant que TikTok n’est pas pro-LGBTQ, cette communauté continue de prendre son essor sur la plateforme. Comment se fait-il, alors, que tant de personnes continuent de braver les interdits… simplement pour des vidéos ?
TikTok : oasis moderne
Il faut d’abord comprendre comment fonctionne l’application pour en voir le point positif majeur. L’interface principale est divisée en deux volets : « Abonnements », où apparaissent les vidéos des créateurs et créatrices de contenu à qui nous pouvons nous abonner; et « Pour toi » (For You Page, en anglais), où apparaissent des vidéos susceptibles de nous plaire selon l’algorithme de TikTok. Comme tant d’autres médias sociaux, TikTok forme des chambres d’écho, un espace numérique où on nous renvoie nos propres opinions et intérêts, ce qui peut encore plus les renforcer grâce au biais de confirmation. Ces chambres d’écho sont généralement dotées d’un filtre algorithmique nous montrant uniquement du contenu similaire à celui que nous avons déjà consommé. Ce phénomène a souvent été dépeint comme dangereux, car il nous empêche d’accéder à du contenu qui pourrait remettre en question nos idées, cela favorisant ainsi la mésinformation (GCF Global, s. d.). Il existe pourtant un aspect des chambres d’écho qui mérite d’être étudié : les oasis en ligne, un phénomène qui touche particulièrement TikTok.
Oasis : « Tout lieu, toute situation qui offre une détente, un repos, qui se présente comme une exception au milieu de ce qui est désordre, trouble. » (Larousse, s. d.).
Je l’ai vu de mes propres yeux : TikTok est devenu une oasis pour une foule de communautés marginalisées à qui on refuse la parole publique. Que ce soient des personnes amputées, autistes, ou autochtones, un nombre incalculable de personnes se sont retrouvées sur TikTok pour se bâtir une communauté à laquelle elles n’avaient pas accès dans le monde « présentiel ». Toutefois, c’est le volet queer de l’application qui remporte la palme de popularité avec 1,4 milliard de vues sous le #gaytiktok (Wylde, 2020). TikTok est, étonnamment, devenu un endroit de connexion, de communication, d’enseignement, de partage, d’humour et d’empathie pour la communauté LGBTQ.
La question se pose alors : pourquoi TikTok ? Qu’est-ce qui rend cette application si attrayante ? Pendant des années, la communauté LGBTQ s’est bâti un empire sur Tumblr et YouTube, alors pourquoi délaisser ces applications pour TikTok aux apparences abrutissantes ?
En fait, avec la gentrification de la communauté LGBTQ sur YouTube (placements de produits, très vastes publics, montée desinfluenceuses et influenceurs), de nombreuses personnes cherchaient à se tourner vers du contenu plus authentique, plus diversifié et moins commercialisé (Ohlheiser, 2020). TikTok s’est avéré être cette plateforme, contre toute attente (à la lumière du contexte exposé ci-dessus). Comme l’a si bien cerné Abby Ohlheiser dans son article du Washington Post, passer au traversdes hashtags LGBTQ de TikTok ressemble plus à une arrière-scène où beaucoup de jeunes (et moins jeunes) queer ont trouvé un espace pour s’exprimer sincèrement et librement (Ohlheiser, 2020). Plusieurs y trouvent du support, des conseils et même des amitiés, alors que leurs contextes familiaux et scolaires les en privent. TikTok permet de se trouver une communauté ayant les mêmes intérêts, les mêmes passions, vivant les mêmes succès, mais aussi les mêmes difficultés.
L’application de ByteDance a su devenir l’oasis que les autres médias ne prodiguaient pas. YouTube compte certes beaucoup de personnalités LBGTQ, mais elle ne présente que très peu d’intersectionnalité. Mis à part son côté buzzword de l’heure, l’intersectionnalité est un concept on ne peut plus important, car c’est par elle que passe la vraie représentation. Ignorer les croisements identitaires serait non seulement un faux pas de rectitude politique, mais également une grossière erreur statistique.
Pour le lectorat étudiant en psychologie ou domaines connexes, nous l’avons entendu dans un ou plusieurs cours: environ 10 % de la population serait LGBTQ (Abate, 2019). C’est tout simplement faux. Chez les 18-34 ans, ce serait plutôt 20 % des personnes qui s’affirment comme LGBTQ (Townsend, 2019). Difficile d’ignorer le cinquième d’une population lorsqu’on parle de représentation… À ces identités sexuelles et de genre s’ajoutent bien évidemment les identités culturelles et ethniques. Par exemple, selon une étude de l’Université de Chicago, 23 % des femmes noires américaines de 18 à 34 ans sont bisexuelles (Townsend, 2019). Une autre étude rapporte qu’une personne latinx de 18 à 34 ans sur cinq est LGBTQ (Townsend, 2019).
Une fois nos pendules à l’heure, peut-on encore tolérer l’effacement des identités multiples à la télévision, au cinéma, sur Netflix ou encore sur YouTube ? Bien évidemment que non, mais comme ces médias tirent de la patte en termes de représentation (GLAAD Media Institute, 2020), le public a pris les choses entre ses propres mains au moyen, notamment, de TikTok.
Gay TikTok
TikTok permet la self-made representation comme solution à ce problème; être absent·e de toute création destinée au grand public nous pousse à créer notre propre image.
Se voir dans la sphère publique est, selon moi, essentiel si l’on veut se projeter dans l’avenir. Si les gens que je vois défiler derrière mes écrans et dans la sphère publique sont bien loin de ma réalité, ou n’en sont qu’une pâle copie, comment puis-je avoir l’impression que j’existe ? Que moi aussi, j’ai ma place dans ce monde ? Que je peux prendre la parole ? Qu’il existe un avenir pour moi ? Plus on ajoute des couches à l’intersectionnalité, plus répondre à ces questions devient difficile.
Les réseaux sociaux peuvent répondre aux besoins de communautés minoritaires, si peu remplis par les médias traditionnels. Ils fournissent des opportunités d’éducation, de connexion et de partage. On peut y trouver des mentors, des modèles et du contenu qui reflète sa situation dans le monde (Botella, 2019). Cependant, plusieurs plateformes en ligne sont devenues des endroits toxiques pour certaines minorités. Un exemple notoire serait celui des personnes transgenres, car, sur Twitter, ces identités sont fréquemment sujettes à de violents débats (Haynes, 2020), ce qui n’est définitivement pas accueillant. TikTok devient une solution à ce type de problème, car les dynamiques y sont généralement très différentes. Cette plateforme regorge de conversations, promues notamment par des personnes issues de la communauté LGBTQ, autour des relations amoureuses, de la sexualité et de l’identité, et ces conversations ne se retrouvent que rarement ailleurs (Haynes, 2020).
Des mères de famille lesbiennes quarantenaires, vivant leur quotidien dans la plus grande normalité, TikTok en a. Des activistes noir·e·s œuvrant pour combattre la précarité alimentaire, TikTok en a. Des jeunes adultes en situation de handicap, partageant leur parcours et leurs défis de tous les jours, TikTok en a. Une combinaison de tous ces portraits ? TikTok en a. Cette application offre des représentations authentiques, tridimensionnelles et décomplexées que le cinéma ou la télévision n’ont jamais su nous offrir.
Une fois son algorithme ajusté pour vos préférences, cette plateforme aura en quantité incalculable des versions de vous-même que vous n’auriez peut-être même pas imaginées. TikTok est bien plus qu’une application de divertissement où l’on va pour oublier le monde réel. C’est un endroit où n’importe qui peut se retrouver, se voir exister.
Oui, la plateforme a bien des défauts et ses propriétaires ont des comptes à rendre, mais, pour ceux et celles à qui on refuse encore la parole publique, je vous dirais d’aller y faire un tour. Qui sait, peut-être y trouverez-vous une oasis, vous aussi ?
Révisé par Anouk Tomas
Références
Abate, C. (2019, 25 novembre). PSY 1075 cours 12 : psychologie sociale [notes de cours]. Département de psychologie, Université de Montréal. StudiUM. https://studium.umontreal.ca/
ABC News In-depth. (2018, 28 novembre). What is TikTok? | ABC News [vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=mQEGJMmqBTw&ab_channel=ABCNewsIn-depth
Botella, E. (2019, 4 décembre). TikTok admits it suppressed videos by disabled, queer, and fat creators. Slate. https://slate.com/technology/2019/12/tiktok-disabled-users-videos-suppressed.html
Craft. (s. d.). ByteDance. https://craft.co/bytedance
Feyissa, S. (2020, 17 juillet). https://pixabay.com/fr/photos/tiktok-m%C3%A9dias-sociaux-vid%C3%A9os-5409103/
Fox, C. (2020, 10 septembre). TikTok admits restricting some LGBT hashtags. BBC News. https://www.bbc.com/news/technology-54102575
GCF Global. (s. d.). What is an echo chamber? https://edu.gcfglobal.org/en/digital-media-literacy/what-is-an-echo-chamber/1/
GLAAD Media Institute. (2020). Where we are on TV. https://www.glaad.org/sites/default/files/GLAAD%20WHERE%20WE%20ARE%20ON%20TV%202019%202020.pdf
Harwell, D. et Romm, T. (2019, 15 septembre). TikTok’s Beijing roots fuel censorship suspicion as it builds a huge U.S. audience. The Washington Post. https://www.washingtonpost.com/technology/2019/09/15/tiktoks-beijing-roots-fuel-censorship-suspicion-it-builds-huge-us-audience/
Haynes, T. (2020). It’s not perfect, but TikTok has become a place for LGBT+ people to thrive. The Tab. https://thetab.com/uk/2020/07/31/lesbian-gay-trans-bisexual-transgender-queer-tiktok-169061
Hern, A. (2019a, 25 septembre). Revealed: How TikTok censors videos that do not please Beijing. The Guardian. https://www.theguardian.com/technology/2019/sep/25/revealed-how-tiktok-censors-videos-that-do-not-please-beijing
Hern, A. (2019b, 26 septembre). TikTok’s local moderation guidelines ban pro-LGBT content. The Guardian. https://www.theguardian.com/technology/2019/sep/26/tiktoks-local-moderation-guidelines-ban-pro-lgbt-content
Oasis. (s. d.). Dans Dictionnaire Larousse en ligne. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/oasis/55333
Shu, C. (2020, 22 septembre). TikTok, WeChat and the growing digital divide between the US and China: Two ‘parallel universes’ are now even further apart. TechCronch. https://techcrunch.com/2020/09/22/tiktok-wechat-and-the-growing-digital-divide-between-the-u-s-and-china/
Townsend, M. (2019, 7 novembre). GLAAD’s ‘Where We Are on TV’ report shows TV is telling more LGBTQ stories than ever. GLAAD. https://www.glaad.org/blog/glaads-where-we-are-tv-report-shows-tv-telling-more-lgbtq-stories-ever
Wylde, K. (2020, 3 septembre). 13 different sides of TikTok beyong dancing. Bustle. https://www.bustle.com/life/sides-of-tiktok
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