Les archives mirifiques du 7e art – Interview avec le propriétaire du dernier vidéoclub de Montréal – Par Alice Delisle et Saïd Kabli

Le cinéma, le 7e art, a marqué la vie des gens à travers les salles de cinéma, les télévisions de leur salon, les vidéoclubs et, plus récemment, les sites de streaming comme Netflix, Amazon ou encore Bell et Vidéotron sur demande.  L’éclosion à l’accès des films en ligne et en streaming a ébranlé notre manière de consommer la culture, car il est maintenant beaucoup plus facile de voguer dans nos suggestions Netflix pour trouver un film « pour nous » que d’aller fouiller dans la caverne au trésor d’un vidéoclub. Toutefois, même si nous souhaitions faire une excursion à la boutique de vidéos, nos choix seraient très limités. En effet, il n’en reste plus qu’un seul à Montréal. Ce rare lieu culturel préféré des cinéphiles est en danger de mort, en voie d’extinction, pour la simple et unique raison que nous préférons surfer sur les vagues du web plutôt que de se déplacer et de faire nos trouvailles par nous-mêmes. La situation est critique. En tant que journalistes amateurices et cinéphiles obsessifs.ives, Saïd et moi-même avons décidé de démystifier le tout avec Luc Major, propriétaire du dernier vidéoclub montréalais, le Cinoche, au 2210 avenue du Mont-Royal E. qui contient plus de 12 000 films de tous genres, de toustes réalisateurices, de toutes époques et en provenance d’une multitude de pays .

Depuis combien de temps êtes-vous propriétaire de votre vidéoclub?

Ça fait 13 ans que je suis propriétaire ici, mais avant cela j’en avais ouvert un troisième au coin de Duluth et St-Hubert, mais ce magasin-là n’a jamais fonctionné au cours de ses cinq années d’ouverture, donc je l’ai transformé en café. J’ai aussi ouvert un vidéoclub à Longueuil, dans un quartier résidentiel. Celui-ci a été ouvert pendant 13 ans. Pour obtenir le vidéoclub, je me suis logé dans une maison de chambre. Une maison de chambre c’est pour les gens qui sont démunis, qui reçoivent l’aide sociale, qui sont toxicomanes ou qui ont des problèmes ou des troubles de santé mentale. Moi j’y suis simplement allé pour me ramasser des sous afin d’ouvrir les vidéoclubs. L’été, je travaille dans un club de golf à Montréal.

Qu’est-ce qui fait en sorte que le Cinoche sur Mont-Royal a mieux fonctionné?

Les trois choses les plus importantes pour un.e commerçant.e sont : localisation, localisation et localisation. Sur Mont-Royal E., c’est commercial, le loyer est cher, mais ça en vaut le prix. Le quartier crée de l’achalandage, car les résident.e.s du Plateau Mont-Royal font souvent leurs achats sur la rue.

Est-ce que vous avez constaté le déclin de la popularité de votre commerce?

Les deux ou trois premières années après l’ouverture du Cinoche, le chiffre d’affaires était bon, mais après quelques années il est tombé drastiquement, environ de 70 %. Je savais qu’en faisant beaucoup d’heures et en payant l’hypothèque le plus rapidement possible, les frais d’entretien du commerce baisseraient. J’ai donné un coup, quand j’ai vu que le chiffre d’affaires baissait, j’ai travaillé 955 jours d’affilés, durant presque trois ans, parce que je risquais de tout perdre. L’hiver, je faisais toutes les heures et l’été je travaillais au golf, mais sans jours de congés.

Est-ce que la pandémie a changé quelque chose au commerce?

Premièrement, Internet a fait baisser mes ventes, puis Bell et Vidéotron sur demande les ont aussi fait baisser. Je m’assure de charger moins cher que Bell et Vidéotron pour donner une raison au monde de sortir de chez eux et elles. Netflix a ramassé plein de monde aussi. De plus, avant la pandémie, ce n’était pas bon pour la sortie de nouveautés en DVD, car les tournages s’étaient arrêtés, donc moins de nouveaux films étaient produits. Durant les deux mois de fermeture, soit en mars et avril 2020, les nouveautés étaient épuisées, car elles étaient déjà sorties sur les sites de streaming. Il y a 300 nouveautés et 12 000 films dans le vidéoclub et les nouveautés constituent la moitié du chiffre d’affaires. Toutefois, ce qui m’a donné le plus de misère, c’est la piétonnisation de la ville et la taxe d’affaires municipale qui me coûte environ 11 000 $ par an. Je dois aussi payer une cotisation de 1400 $. De plus, l’Association des Sociétés de développement commercial de Montréal est censée nous aider, mais elle nous a plutôt nui en fermant la rue. Les ventes trottoir ne sont pas bénéfiques et je commence à tomber dans le rouge, car mon vidéoclub attire habituellement une clientèle provenant de partout à Montréal. Lorsque la rue est fermée, les transports sont beaucoup plus difficiles et il y a moins d’accès pour les voitures, donc beaucoup de gens ne viennent plus.

Qu’est-ce qu’apporte un vidéoclub comme le vôtre en comparaison aux sites de streaming comme Netflix, Amazon prime, ou Bell sur demande?

D’abord, les prix sont moins élevés. Ensuite il y a les contacts avec les client.e.s, l’échange, les recommandations. Dans le vidéoclub, il y a une grande variété de films de plusieurs réalisateurices et de plusieurs pays ainsi que des vieux films, ce que l’on ne retrouve pas toujours en ligne. Rares sont les personnes qui achètent des DVD ces derniers temps. Les vidéoclubs étaient de grands acheteurs de DVD, mais maintenant qu’il n’en reste que très peu, la demande est plus maigre donc l’offre est aussi réduite.

Qu’est-ce que vous prédisez pour les prochaines années du Cinoche?

On ne peut pas prévoir avec certitude, mais j’avais prévu de faire comme les autres et de fermer. Le jour où iels arrêteront de produire des DVD et que ce ne sera plus rentable, je ne pourrai plus continuer étant donné qu’il ne restera que de vieux films, soit la moitié de mon chiffre d’affaires.

Qu’en est-il des subventions gouvernementales pour lieu culturel?

Un vidéoclub en Belgique qui porte le même nom, le Cinoche, allait fermer, mais il a finalement été subventionné par leur gouvernement belge. Toutefois, j’ai beaucoup de difficulté avec les fonctionnaires. C’est compliqué, il y a beaucoup de réunions, de conseils, etc. À Sainte-Adèle, il reste un vidéoclub et il devait également fermer. Toutefois, ses client.te.s se sont assemblés et ont fait une énorme collecte de fonds qui a permis de remettre le vidéoclub sur pied. Moi je ne ferai jamais de collecte de fonds. Je préfère que les client.e.s amoureux.ses du cinéma m’encouragent de leur plein gré à garder le Cinoche ouvert. Je ne veux pas faire les démarches, car ça prend du temps et ça demande de remplir beaucoup de paperasse, mais si le gouvernement me propose des subventions je les considérerais.

***

Pendant que nous questionnions le propriétaire, Luc Major, deux client.e.s régulier.ière.s curieux.ses se sont rassemblé.e.s près de nous au vidéoclub. Iels ont commencé à être intrigué.e.s et se sont ensuite impliqué.e.s dans la conversation et dans la cause, étant donné que ce lieu leur est cher. Nous avons alors décidé de leur donner une voix afin d’avoir la perspective de ces client.e.s, Mireille et Robert, si concerné.e.s.

Qu’aimez-vous du Cinoche?

Robert : Le Cinoche permet de rencontrer des gens passionnés par le cinéma, des cinéphiles, ce qui nous permet d’échanger et de se donner des recommandations ou des critiques. Avec nos recommandations, nous formons notre propre algorithme entre client.e.s. C’est bon aussi, car Luc classe les films selon le.a réalisateurice, donc on peut facilement découvrir un monde et des cultures. De plus, Luc est flexible par rapport aux retards, surtout pour les séries ou les nouveautés peu en demande. Il a aussi une grande variété de séries qui viennent de partout dans le monde.

Mireille : Ma fille trouvait ça étrange que je chiale quand le magasin a fermé durant la pandémie, mais moi je viens ici et je peux passer 20 minutes à parler d’un film avec un.e client.e ou avec le gérant, Luc. Les client.e.s s’attroupent pour parler des films, donc c’est une expérience particulière qui me permet de trouver des films selon mes humeurs. J’y vais aussi par nostalgie. Il a aussi toutes les séries depuis 25 ans et plus, alors on peut facilement réécouter nos vieilles séries.

Ça fait combien de temps que vous êtes cliente régulière?

Mireille : Une vingtaine d’années. Au départ j’habitais proche du Cinoche, puis j’ai déménagé à Rosemont, mais je continue de venir dans ce coin. J’aime aussi entendre deux ou trois personnes parler d’un film et entendre leurs opinions divergentes à propos de celui-ci. C’est aussi une expérience sociale et culturelle. C’est aussi une expérience spontanée, car on ne se donne pas de rendez-vous.

Ça vous fait quoi de savoir que le commerce allait potentiellement fermer?

Robert : Toute chose doit passer, mais on veut le conserver le plus longtemps possible. C’est comme un musée du cinéma avec des films des années 40, 50, 60, ce sont des archives cinématographiques. On sait aussi qu’éventuellement il serait possible que le vidéoclub ferme et à ce moment-là, Luc devra choisir ce qu’il voudra faire de ce patrimoine culturel.

Rétroaction

La première fois que Saïd et moi sommes allé.e.s dans ce lieu culturel, nous étions ému.e.s par la variété de films que le vidéoclub contenait, de réels bijoux pourtant oubliés par la masse qui consomme en ligne. Nous avons aussi ressenti de la frustration de savoir qu’il était en danger de fermer, donc nous nous sommes senti.e.s urgé.e.s de faire quelque chose et de questionner le propriétaire afin de montrer au monde l’énorme valeur qui se cachait à l’est de l’avenue du Mont-Royal. Lors de notre rencontre avec le propriétaire, nous avons constaté sa détermination sans limites et la passion de ses client.e.s. Nous sommes convaincu.e.s que ce lieu alarmant, ce patrimoine, devrait être conservé et subventionné comme un musée dans le but de préserver sa grande valeur. D’ailleurs, le propriétaire vous conseille des films psychologiques comme The Undoing, mini-série récente avec Nicole Kidman (Kelley, 2020) et A monster calls (Bayona, 2016), un film enfantin, mais très bon.

Révisé par Charles Gervais


Références

Bayona, J. A. (réalisateur). (2016). A Monster Calls [film cinématrographique]. Participant; A Monster Calls; Apaches Entertainment; River Road Entertainment; Películas la Trini; Summit Entertainment.

Kelley, D. E. (réalisateur). (2020). The Undoing [mini-série télévisée]. Blossom Films; David E. Kelley Productions; HBO Original Programming; Made Up Stories.


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