L’homme marche entier, vers son croît et son décroît[1], écrivait Montaigne. Dans sa marche vers la vieillesse, l’humain croît et décroît. Il se meut dans tous les sens. Certains célèbreront sa toute puissante sagesse, d’autres ne lui verront qu’un corps en dégénérescence. Entre des conceptions essentialisées, positives ou négatives, Montaigne trouve l’équilibre en soulignant l’existence, la richesse et la difficulté de rencontrer cette double nature de notre vieillesse. L’humain est une éternelle métamorphose, jusqu’à sa fin… Et comment donc définir ce qui ne cesse de changer, d’évoluer ? Le changement et le devenir sont l’étoffe même de nos vies.
À quel moment la vieillesse commence-t-elle ? Les théories et les clichés s’accumulent sur cette question sans fournir une réponse claire. La vieillesse de l’homme ne s’installe-t-elle pas lentement au long cours de sa marche à travers la vie ? Son apparition demeure en effet bien vague. Un matin, devant le miroir, il est possible que nous nous apercevions que notre reflet a changé, que le soi est devenu un autre, tout en restant soi. Cette idée est celle élaborée par Simone de Beauvoir dans La vieillesse[2] : « suis-je donc devenue une autre alors que je demeure moi-même ? » Selon Beauvoir, l’avancée en âge appelle le concept d’altérité qui relève précisément de la métamorphose que représente notre vieillesse.
« Avant qu’elle ne fonde sur nous, la vieillesse est une chose qui ne concerne que les autres. Ainsi peut-on comprendre que la société réussisse à nous détourner de voir dans les vieilles gens nos semblables. […] Nous ne savons pas qui nous sommes, si nous ignorons qui nous serons : ce vieil homme, cette vieille femme, reconnaissons-nous en eux. Il le faut si nous voulons assumer dans sa totalité notre condition humaine. »
Tôt ou tard, chacun acquiert le statut de « vieux ». Avec ce statut, le vieux acquiert le statut de citoyen « non-actif », selon le mot de Beauvoir – il est à la retraite ou on ne l’engage plus nulle part, sa mobilité est réduite, il prend enfin son temps. « Abritée derrière les mythes de l’expansion et de l’abondance », notre société ne pourrait que dévaloriser la vieillesse et nous détourner de l’idée que nous sommes tous de « futurs non-actifs ». En cela, dévaloriser la vieillesse est aussi une manière d’éviter la conscience de la mort.
Chaque société a besoin de créer un monde sensé. Nous organisons, nous construisons du sens, nous nommons les choses afin d’assurer une certaine stabilité à un monde instable et de fait insaisissable.
Le psychologue américain Daniel Levinson offre une conception holistique du développement humain. Pour Levinson, la vie est comparable au cycle des saisons dans la mesure où elle est marquée par des transformations continues et interreliées. La jeunesse ainsi fait suite à la vieillesse dans une fluidité nécessaire. De même, la vie et la mort font partie intégrante du cycle développemental.
Cette fluidité de la vie chez Levinson et la recherche de la totalité de la condition humaine chez Beauvoir s’opposent à l’organisation segmentaire du développement humain dans le domaine de la psychologie en général. Il apparait séduisant de découper la vie en quelques sphères distinctes. Mais l’enfance, l’adolescence, la vie adulte et la vieillesse ne sont pas quatre réalités séparées entre elles par une frontière lisse et propre. Les chevauchements existent, et ils sont nombreux. Loin d’embrasser la complexité du réel, la segmentation des individus en catégories d’âge relève d’une volonté d’organisation, de compréhension, de contrôle sur notre vie.
De l’enfance à l’âge adulte, le basculement est franc car il est défini par le droit civil, ce que souligne Beauvoir dans son essai. N’est pas adulte qui veut. C’est à dix-huit ans qu’ici l’enfant devient adulte. Entre les deux, il y a bien l’adolescent… mais celui-ci appartient, à la manière du vieillard, à une période de transition qu’on peine à définir et à circonscrire.
À cet égard, l’adolescence et la vieillesse semblent résister à notre besoin de fixer les choses. Leurs définitions brouillonnes reflètent les lacunes sur le plan des définitions en psychologie. La vie bouge, grouille, elle avance toujours et conduit inévitablement à la mort. Le romancier Marcel Proust savait sans doute très bien qu’il jouait avec des frontières solidement établies lorsqu’il appelait de ses vœux une autre conception de la vie, saisie à partir de modes d’être marginaux et indéterminés : « C’est avec des adolescents qui durent un assez grand nombre d’années que la vie fait des vieillards[3]. »
L’adolescent et le vieillard se voient aussi placés dans un entre-deux difficile à intérioriser. L’adolescent est un vieil enfant ou il est un presque-adulte. De son côté, le vieillard est un vieil adulte ou un presque-mort. L’entre-deux se définit mal et il est difficilement greffé à l’identité. C’est la crise identitaire de l’adolescent, c’est la révélation choquante de Beauvoir devant son miroir. Dans l’instabilité, on se demandera toujours : qui suis-je ?
Revenons à l’injonction « n’est pas adulte qui veut ». Dans le cas de la vieillesse, l’injonction résonne tout autrement. Au plan civil, rien ne distingue l’aîné de l’adulte. Autrement dit, rien ne marque précisément l’entrée de l’adulte dans la vieillesse. La vieillesse est donc imposée par la culture ou autoproclamée. Concept flou, la vieillesse est d’autant plus difficile à intégrer dans l’identité individuelle qu’elle est intrinsèquement liée à la mort.
La
vieillesse apparait plus encore une disgrâce pour les femmes. Visées par les
annonces publicitaires faisant la promotion de quelque potion miracle anti-âge,
invitées à retrouver un corps « jeune » en entreprenant d’interminables
traitements raffermissants, et tenues de teindre leurs cheveux grisonnants, les
femmes, plus que les hommes, doivent camoufler les traces des métamorphoses de la
vie. Dans ces conditions, les femmes âgées seraient profondément touchées par des
représentations sociales négatives du vieillissement et par l’imposition d’un
idéal jeune et productif du citoyen. Puisque l’âge est avant tout un marqueur
social, le concept de vieillissement en psychologie ne peut faire l’économie d’une
réflexion sur le problème social qu’est la vieillesse.
Révisé par Marie Taillefer
[1] Michel de Montaigne, Les Essais, une édition du texte de 1595, Paris, Le Livre de Poche, 2001.
[2] Simone de Beauvoir, La vieillesse, tome 1, Paris, Gallimard, 1970.
[3] Cité par Beauvoir, La vieillesse.
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